====== Chapitre 1 ======
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=== Contenu ===
* [[#Lydda, chantier de construction de la cathédrale, matin du mardi 9 décembre 1158]]
* [[#Jérusalem, palais du Patriarche, fin de matinée du vendredi 12 décembre 1158]]
* [[#Jérusalem, palais royal, matin du dimanche 14 décembre 1158]]
* [[#Lydda, abords du palais de l’évêque, soir du dimanche 14 décembre 1158]]
* [[#Lydda, hôtellerie du palais de l’évêque, matin du lundi 15 décembre 1158]]
* [[#Lydda, cour des Bourgeois, fin de matinée du lundi 15 décembre 1158]]
===== Lydda, chantier de construction de la cathédrale, matin du mardi 9 décembre 1158 =====
Glissant péniblement dans la fine boue née de la pluie du matin, le petit homme semblait perdu dans le gigantesque amoncellement de pierres taillées et de bois de charpente, parmi les chants des portefaix et les aboiements des charretiers. Il ne vacillait pourtant pas dans son cheminement, une main serrant le bas de son habit de clerc et l’autre papillonnant entre les soutiens. De temps à autre, il lançait un regard courroucé à une vaste flaque ou à une passerelle branlante, mais poursuivait son avancée, avec mille précautions pour ne pas se salir.
Les artisans du chantier étaient habitués à la présence des religieux. Le chœur de nouveau consacré permettait aux chanoines de célébrer les offices de façon régulière, interrompant les travaux autour d’eux, remplaçant le bruissement des bras affairés par l’envolée des psaumes glorifiant la splendeur divine. Le reste du temps, l’endroit était confié aux maçons, charpentiers et couvreurs, plâtriers et peintres, mosaïstes et imagiers. De mois en mois, le vaisseau de pierre s’élançait vers les cieux, hébergeant en son cœur massif les mystères de la foi catholique. L’évêque avait vu les choses en grand, soucieux d’honorer un saint capable de tuer le démon. Un guerrier dont la vaillance et la détermination devaient inspirer à tous le courage en cette terre où pullulaient les ennemis de la vraie religion : saint Georges.
Parvenu dans la zone orientale couverte et en partie dallée, le jeune clerc marqua une pause, impressionné par la majesté de l’ensemble. Il leva son long nez pointu, dressant son bouc vers les voûtes, enchâssant ses yeux plus profondément encore qu’à l’accoutumée tandis qu’il embrassait d’un regard les ambitieux décors déployés sur les hauteurs. Fils de Cluny, il n’aimait rien tant que le faste et la pompe à destination du créateur. Rien n’était trop beau pour le glorifier, pâle reflet de sa magnificence. Lui qui ne savait rien faire de ses mains, à part les tacher d’encre, était ébahi de voir que des plus simples éléments, terre et pigments, pierres et sable, on pût tirer de tels hymnes au Très-Haut. Par la magie de la science de ses semblables.
Il se renfrogna, poussa un long soupir désabusé. Comment une créature si imparfaite que l’homme arrivait-elle à si céleste réalisation ? Depuis qu’il était sorti de son monastère pour venir servir l’archevêque de Tyr, il avait chaque jour un peu plus déploré ce qu’il avait découvert. Aussi habile qu’il fût, aucun mortel n’était de la glaise dont on pouvait bâtir une Église à la hauteur des aspirations du jeune prêtre. Il refusait de verser dans l’acédie, effroyable désespérance qui repoussait l’amour de Dieu et niait sa mansuétude. Pourtant, la noirceur des âmes qu’il rencontrait l’abattait chaque jour un peu plus. Aujourd’hui plus que jamais.
Il sentit qu’il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses pensées, ses désirs, ses craintes. Le courage lui manquait à l’idée de la tâche qui l’attendait. Il savait qu’une des chapelles contenait un petit autel dédié à la mère de Dieu. N’ayant jamais connu ses parents, il avait pour elle une affection qui dépassait la foi. Enfant, il avait récité l’//Ave Maria// avec ferveur, espérant chaque jour que cette admirable et sainte femme viendrait le visiter un jour. Il avait depuis longtemps écarté ces chimères, désormais convaincu qu’elle résidait à chaque instant en lui. Lançant un regard rapide aux échafaudages qui grinçaient autour de lui, il vérifia qu’il serait tranquille. Les peintres et mosaïstes avaient l’avantage de ne faire aucun bruit pendant leur travail.
Il s’agenouilla donc face à la statue, sentant le froid de la pierre traverser l’étoffe du vêtement. Il perçut la dureté de la dalle, sourit aux souvenirs que cela faisait remonter en lui. Il leva les deux mains en oraison, baissa la tête humblement, clôt les yeux et commença à réciter.
« //Ave Maria gracia plena…// »
Loin au-dessus de lui, un cordage finissait de s’effilocher, brin à brin, jusqu’à se rompre. Un étai subitement détaché s’inclina peu à peu. La plateforme, déséquilibrée, se mit à tanguer en silence. Un bac d’enduit, des truelles et des marteaux, plusieurs seaux, glissèrent lentement. Heurtant un treillage léger, ils en arrachèrent les attaches. Le tout s’effondra alors en un fracas tumultueux. La passerelle inférieure fut pulvérisée, dispersant les auges de mortier, les baquets d’eau et de tesselles. L’ensemble s’abattit en un bruit de tonnerre, pluie de gravats et de poutraisons.
Tous les présents se figèrent. Il n’était pas rare que les fragiles échafaudages rompent, mais le vacarme avait été amplifié par les voûtes. Quelques ouvriers abandonnèrent leur ouvrage, inquiet de savoir si l’un des leurs avait été emporté. Nulle plainte, aucun râle ne s’échappait des décombres. Ils haussèrent les épaules et s’avancèrent pour nettoyer le lieu. Jusqu’à ce qu’un des gamins qui avait empoigné une planche reculât, les yeux écarquillés.
« Y’a un homme là-dessous, j’ai vu son habit ! »
Les bras s’activèrent d’autant plus vite, mettant rapidement au jour un corps broyé, le cou rompu et les membres disloqués. Un des plus courageux, un sculpteur à la démarche lourde osa s’approcher afin de reconnaître la victime. Il le tourna avec douceur, de ses grosses mains empoussiérées.
« C’est pas l’invité du sire évêque ? »
Ils se signèrent tous.
« Si, je crois qu’on le nommait père Herbelot. Il a visité le chantier tantôt, confirma un des présents.
— Au moins l’est mort en oraisons. Y filera droit au Ciel. »
===== Jérusalem, palais du Patriarche, fin de matinée du vendredi 12 décembre 1158 =====
Le vent froid avait apporté une pluie fine et piquante qui glaçait jusqu’aux os. Bien au chaud dans son cabinet de travail, le patriarche Amaury de Nesle termina sa lecture et regarda les gouttelettes se former sur le verre de la fenêtre. Confortablement installé dans un siège avec une couverture sur les genoux, il conservait en main la lettre qu’on venait de lui remettre. Elle affichait le petit sceau de l’évêque de Lydda. Il sentait sur son visage la chaleur rayonnant du brasero proche. Machinalement, il porta les doigts au crucifix qui ornait sa poitrine. Il le fit tinter de l’anneau de sa bague sacerdotale.
Des pas dans la salle adjacente attirèrent son regard, mais personne ne frappa à l’huis. Ses yeux vagabondèrent ensuite sur les meubles de prix qui l’entouraient, jusqu’à s’arrêter sur Frédéric de la Roche, assis face à lui en silence. L’évêque d’Acre grignotait des rissoles. Son opulent bliaud de soie, à la dernière mode, recevait régulièrement des miettes qu’il époussetait d’un geste énergique. Sans sa tonsure, sa bague et son crucifix, on aurait pu le prendre pour un riche baron.
Les deux clercs, pour différents qu’ils fussent, se considéraient comme des amis. Le jeune patriarche était plus porté sur les affaires de la Foi tandis que Frédéric était un homme du siècle, un ecclésiastique qui n’avait guère connu le cloître. Il n’aimait rien tant qu’accompagner l’ost dans ses campagnes, bénir les lances et les glaives. La Haute Cour de Jérusalem le voyait plus souvent que ses ouailles du littoral et on lui prêtait une ambition sans bornes. Même, de sinistres rumeurs couraient, mais Amaury de Nesle savait qu’il y entrait une large part de jalousie. L’homme n’était pas un contemplatif et cela avait parfois des avantages en ces lieux emplis de périls, pour le corps autant que pour l’âme. Le patriarche était donc heureux de le compter parmi ses fidèles, apte à résoudre le souci soulevé par cette missive.
Voyant qu’Amaury avait fini de réfléchir, l’évêque s’enquit poliment de ce que contenait la lettre dont il avait reconnu le sceau qui l’ornait.
« Funestes nouvelles mon fils, bien peu réjouissantes à l’approche de la Noël. L’évêque Constantin est fort ennuyé, car un des membres de la suite de l’archevêque Pierre a trouvé la mort sur son chantier. Peut-être le connaissez-vous, d’ailleurs ? Un jeune prêtre, Herbelot Gonteux.
— De certes, clerc érudit et consciencieux. Mon sire Pierre sera fort chagriné de cette perte. »
Il fronça les sourcils, se pencha en avant.
« Mais je ne vois pas là raison de vous informer. Tous les jours les hommes meurent d’accident ou de maladie. Voulez-vous que je fasse assavoir la chose à l’archevêque ?
— Ce qui remue les sangs de Constantin, c’est qu’il y voit l’intervention du Malin…
— Allons donc ! Comme il y va ! Vous éclaire-t-il sur ses motifs à cela ? »
Pour toute réponse, le patriarche tendit la lettre. Il en profita pour prendre un verre de vin qu’il sirota, laissant à Frédéric le temps de prendre connaissance de la missive. L’impétueux prélat ponctuait sa lecture à mi-voix d’interjections de surprise, de désapprobation voire d’agacement. Il rendit finalement le document en souriant avec aigreur.
« Un de ses chanoines tué par le feu et un clerc cherchant à en expliquer le mystère enseveli sous de la terre et voilà que l’évêque y voit marque des compagnons de la Bête. J’ai cru un instant que j’allais y voir surgir les prophéties de Jean((Allusion à l’Apocalypse de Jean.
)) ! Va-t-il s’enfrissonner de la pluie ou du vent dès à présent ? Cela n’est pas sérieux !
— Pour invisibles qu’elles soient, certaines forces n’en sont pas moins puissantes. Je sens la frayeur et l’inquiétude qui s’installent en la congrégation de Lydda. Je ne peux laisser un de mes suffragants en pareil désarroi.
— Pourquoi ne pas porter l’affaire auprès du frère le roi ? Après tout, il est comte du lieu et sera plus à même de s’occuper de dénouer ces tragiques soucis.
— Je connais votre proximité avec le jeune Amaury, mais quelle légitimité aurait pareille requête ?
— Hé bien, de prime, si ce n’est pas là simples accidents, comme le redoute votre suffragant, c’est donc affaire de sang. Son gros vicomte n’est pas de taille, Constantin le confesse quasiment en sa missive. Il convient alors d’en référer au comte. »
Amaury de Nesle n’était pas très à l’aise avec les jeux de pouvoir au sein de la Haute Cour. Il appréciait Frédéric, car il pouvait s’appuyer sur sa connaissance des luttes d’influences qui s’y déroulaient. Néanmoins il n’était jamais favorable à l’idée de trop s’acoquiner avec des laïcs dont il n’appréhendait que fort mal les usages et désapprouvait souvent les méthodes. Il devait son élection à sa pratique rigoureuse et son amitié pour la reine mère et ses sœurs, qui avaient soutenu cet esprit fort et profondément religieux. Il n’était pas homme de faction.
« De toute façon, le sire comte est parti au nord avec le roi Baudoin. Je ne peux attendre son retour pour clore cette affaire. C’est là le genre d’étincelle qui embrase les granges, je le sens bien.
— Nul besoin d’en appeler à Amaury lui-même. Un des chevaliers de son hostel demeuré ici fera bien l’affaire. Demandons-lui de prendre les choses en main.
— J’aurais préféré missionner quelque clerc discret plutôt que d’ébruiter l’affaire.
— Il n’y a certainement nul trouble autre que des manquements dans l’organisation du chantier. Cela arrive tout le temps. Le conseil de quelques hommes de l’art les rassurera sur ce qui s’est passé et sur les façons pour l’éviter à l’avenir. Certains hommes cèdent trop vite à des angoisses irraisonnées. Cela ne leur vaut rien de les conforter en ce sens. »
Le patriarche prit encore quelques instants de réflexion, appuyant son visage massif sur ses mains jointes.
« Voyez-donc si on peut nous trouver quelque chevalier du sire comte Amaury dans le palais du roi, que je puisse prendre décision sans tarder. »
Soulagé que le patriarche acceptât de se débarrasser de ces menus tracas, l’évêque se leva avec vigueur. Il ouvrit la porte et héla le premier valet qu’il aperçut, lui confiant l’urgente tâche.
« Au moins avons-nous l’heur que votre palais et celui du roi partagent nombreux passages. Ce sera rapide » affirma-t-il, enthousiaste, avant de reprendre une rissole.
Il ne fallut en effet que peu de temps pour voir arriver un grand échalas bien mis, avec un bliaud assez resserré sur le buste, à longues manches, orné de nombreux décors. Il semblait avoir érigé la coquetterie en art de vivre : imposante barbe bien entretenue, bijoux et étoffes de laine de première qualité. Si ses cheveux n’avaient déserté son crâne, nul doute qu’il les aurait portés à la dernière mode. Le patriarche déplora en silence cette débauche de luxe dérisoire. L’homme ne lui inspirait guère de confiance. Il se présenta poliment, s’inclinant avec respect devant les deux importants prélats et déclina son nom : Guy le François. Amaury de Nesle connaissait très bien sa famille, mais n’avait jamais eu l’occasion de le rencontrer. Il savait que sa fratrie était proche de la couronne et plus encore du jeune Amaury, comte de Jaffa.
L’évêque Frédéric prit les choses en main et traita Guy comme un familier, le priant de passer à ses frères les plus amicales salutations du clergé. Il invita le chevalier à s’asseoir, car ils avaient besoin de ses vues sur un épineux problème. Il n’en fallut guère pour allumer une lueur de vif intérêt dans les yeux de Guy. En quelques phrases lapidaires, le patriarche expliqua le contenu de la lettre venant de Lydda. Tout en parlant, il revint peu à peu sur sa mauvaise impression : l’homme était clairement réfléchi et posé, pas un de ces godelureaux avides de conquêtes militaires et amoureuses. Guy osa quelques questions pertinentes et, ayant obtenu réponse, prit un long moment avant de proposer son opinion.
« Le sire comte de Jaffa n’a certes nul plus grand désir que de se rendre amiable à l’Église et à son premier représentant ici, sire patriarche. Le seul point qui me chagrine, c’est que je ne voudrais pas froisser un éminent prélat comme le sire évêque Constantin.
— Il écrit pour demander de l’aide en cette affaire. Il doit bien se douter qu’il n’est pas de mes attributions de m’intéresser à crimes de sang, fussent-ils de clercs.
— Rien n’est plus vrai. Seulement, comme vous en avez certainement savoir, Hugues de Rama((Hugues d’Ibelin (? - 1170), seigneur d’Ibelin et de Rama.
)) est actuellement captif des Mahométans, et l’hostel comtal s’efforce de tenir son domaine en son absence. Si la mort de ces deux clercs est bien maligne, ce qui demeure à établir, il ne faut pas oublier que le sire évêque Constantin se bat depuis fort longtemps pour ne pas voir le seigneur de Rama((Aujourd’hui Ramla, dans la plaine de Sharon.
)) en ses terres. Je crains qu’il ne voie pas d’un bon œil notre arrivée en son domaine, a fortiori s’il se sent dépassé en cette affaire. Il pourrait y craindre perfide intention.
— Vous aurez courrier scellé de notre part, cela pourrait apaiser ses craintes. »
Guy le François se redressa dans son siège, lissant sa longue barbe. Il sourit aux deux ecclésiastiques tandis qu’il cherchait une façon de ne pas les décevoir tout en se sortant de ce qu’il pressentait comme un piège politique. Involontaire, mais bien réel. Cela faisait des années que la querelle entre l’évêque de Lydda et le comte de Rama pourrissait l’ambiance à la cour de Jaffa. Il n’avait pas envie d’être à l’origine d’un regain de polémique. Voyant ses réticences, Frédéric de la Roche renchérit.
« Nous pourrions missionner un clerc, de certes, mais aucun n’est familier des affaires de sang. Le vicomte de Lydda pouvait suffire pour le chanoine, mais le second, il s’agit tout de même d’un proche de l’archevêque de Tyr. Pierre de Barcelone n’est pas homme à se fâcher d’une telle histoire, mais je ne doute de son immense peine et de son envie de voir l’histoire élucidée.
— À son départ pour le nord, le roi Baudoin a laissé plusieurs fidèles de valeur, dont un en particulier dont je sais qu’il est de bonne fame et l’esprit acéré. Un homme de terrain, mais qui a suffisamment de diplomatie pour ne pas se comporter comme un taureau agacé de taons.
— N’a-t-il pas mission en l’absence du roi ?
— Pas que je sache. Il a longtemps servi la reine, nous avons quelque usage l’un de l’autre. Je peux lui parler en toute fiance. Et puis Lydda n’est guère éloignée, il lui sera facile de se rendre sur place, de démêler ce qu’il y trouvera. Cela peut être résolu en une journée, voire deux. Dans tous les cas l’évêque Constantin aura des réponses à donner au sire archevêque de Tyr, tout en récoltant baume à répandre sur ses angoisses. »
Enjoué, Frédéric de la Roche hocha la tête avec vigueur et n’attendit pas la réponse du patriarche pour marquer son assentiment. Amaury de Nesle réserva son jugement un petit moment avant d’acquiescer lentement du menton.
« Je vais rédiger une lettre pour cet émissaire, qu’on lui fasse bon accueil.
— Je la lui porterai moi-même, sire patriarche.
— Et quel est le nom de ce dernier, d’ailleurs ? s’immisça Frédéric de la Roche.
— Régnier d’Eaucourt((Voir le premier tome, //La nef des loups//.
)). »
===== Jérusalem, palais royal, matin du dimanche 14 décembre 1158 =====
Petit homme à la bedaine aussi impressionnante que la barbe brune, Ganelon ruminait son mécontentement en finissant de lacer des sacs sur des chevaux. Il s’accommodait fort bien de demeurer à Jérusalem avec la cour au loin et n’appréciait guère de devoir partir vers la côte. Il avait entretenu l’espoir de passer la Noël tranquillement avec son épouse. Fraîchement mariés, ils s’étaient établis dans une modeste maison près de la porte de David et escomptaient bien s’affranchir de leurs services pour rénover le commerce du rez-de-chaussée. Lorsque son maître Régnier était au palais, Ganelon n’avait que peu de tâches. Le chevalier disposait désormais d’un hôtel complet, avec valets et cuisinière, peu loin du domicile royal, et le travail de Ganelon s’en trouvait grandement facilité.
Il avait été touché d’apprendre le décès du jeune Herbelot Gonteux, qu’il avait pu apprécier lors de leur retour d’Europe. Mais il ne s’en sentait pas suffisamment proche pour aller courir par monts et par vaux afin d’élucider le mystère d’une mort qui n’était certainement que simple accident de chantier. Il profitait donc de l’absence de Régnier et des derniers préparatifs pour grommeler à son aise, à l’abri de tout risque de réprimande.
« Alors, mestre Ganelon, tu as donc grande ire à grogner tel l’ours Martin ? »
La voix qui venait de l’apostropher lui arracha un sourire. Il se retourna et salua avec enthousiasme le géant qui s’avançait vers lui. Dépassant d’une bonne tête les gens autour de lui, Ernaut semblait avoir encore grandi et forci depuis la dernière fois qu’il avait vu. Le jeune homme paraissait bien déterminé à battre Samson voire Goliath en taille et en vigueur. Le cheveu blond coupé à l’écuelle, la barbe naissante au menton, il arborait son sourire le plus enjoué, éclairant son visage de guerrier d’une surprenante amabilité. À ses côtés, un compagnon, faisant figure de nain, s’avançait, une large besace de scribe en bandoulière.
Ernaut salua avec chaleur Ganelon et lui présenta Raoul, qui serait chargé de rédiger d’éventuelles missives.
« J’ai plaisir à chevaucher avec vous de nouvel. C’est grande pitié que ce soit pour aller mettre en terre mestre Gonteux. »
Ganelon haussa les épaules.
« //Dieu dispose//.
— Je l’avais recroisé à l’occasion, quand il venait en compagnie de l’archevêque de Tyr. C’était de la graine de patriarche, c’est vraiment pitié. »
Ernaut fit jouer ses muscles puissants, gonflant le dos et la poitrine tandis qu’il comprimait son poing dans sa main.
« Si jamais je peux grapper celui qui l’aura occis…
— De ce que mon sire Régnier m’a dit, nul ne sait si c’est accident ou meurtrerie. Le premier serait d’évidence, en un chantier comme celui de la cathédrale.
— Ça, l’avenir nous le contera, mon ami. »
La cour était relativement calme, la fraîcheur de la saison ayant incité les domestiques à privilégier les corvées en intérieur. On entendait malgré tout le tintement d’une enclume dans les bâtiments annexes. Autour d’eux, quelques montures étaient préparées par les palefreniers. Plusieurs hommes chargeaient aussi sur une imposante charrette la litière usagée issue des écuries, destinée à amender les jardins de la cité. Se voir accorder le droit de prélever le purin de la cavalerie de l’hôtellerie royale était un avantage très envié, financièrement intéressant si on n’était pas délicat de l’odorat. Fronçant le nez, Ernaut se trouvait bien content de sa fonction de sergent.
Attrapant son filet, il héla Ganelon tout en équipant sa monture.
« J’ai ouï-dire que tu as désir de quitter le service du sire d’Eaucourt.
— Je l’aurais pas dit ainsi, mais ça finira par arriver, de certes. Je me suis marié voilà peu et nous avons espoir de nous établir, soit en louant notre bien, soit en faisant commerce par nous-mêmes.
— Et que veux-tu donc négocier ? Tu sais que je m’y connais en vin ?
— C’est aimable à toi, mais je pensais à quelque chose de plus simple pour nous. Élainne est bonne couturière, nous pourrions acheter, ravauder et revendre tenues. Le pérégrin a toujours nécessité de linges, pour porter beau aux sanctuaires ou faire le chemin à rebours jusque chez lui. »
Il flatta le cheval d’une bourrade et se pencha pour en inspecter les sabots.
« De toute façon, elle s’est jurée à l’hostel le roi, il nous faut voir comment elle pourrait achever son service avant tout.
— Et toi, tu vas faire comment ?
— Sire Régnier n’a plus tant besoin de moi. C’est surtout lorsqu’il doit compaigner l’ost ou faire chemin que je lui suis utile. Mais cela peut se faire de gré à gré, même avec un homme libre. »
Ernaut était enthousiasmé de voir un de ses amis réussir ainsi. Il escomptait lui-même connaître semblable chemin et se languissait dans l’attente. Il était impatient de s’unir à sa promise Libourc et de s’installer avec elle dans leur demeure. Bien que sa tristesse soit réelle quant aux motifs de ce voyage, il était malgré tout ravi de pouvoir renouer avec Régnier d’Eaucourt. Il espérait lui prouver qu’il avait bien évolué, ces dernières années au service de Baudoin III. Ernaut en était convaincu, il se présentait toujours dans le royaume des opportunités profitables pour qui savait les saisir.
Lorsque Régnier d’Eaucourt s’annonça, tout était prêt pour leur départ. Ils n’auraient guère à chevaucher, à peine plus d’une demi-journée en tenant un bon train et ne se pressaient donc guère. Le chevalier salua les présents et contrôla que tout avait été préparé selon ses instructions. Il avait toute confiance en Ganelon et ne s’attarda pas. Au moment où il allait mettre le pied à l’étrier, une voix tonna depuis le bâtiment d’où il était sorti.
« Qui dispose ainsi de mes chevaliers ? Ne suis-je pas le maréchal ici ? »
Accompagnant l’éclat de voix, Joscelin de Courtenay fit son apparition en haut de l’escalier, mains sur les hanches et le visage envahi de tics désapprobateurs. Sa grosse tête s’agitait, hérissée de ses cheveux mi-longs. Habillé comme toujours d’une tenue impeccable, il arborait un fourreau coûteux et une épée dont la poignée richement ornée d’émaux laissait deviner la qualité. Il dévala les marches rapidement, faisant claquer ses éperons dorés de chevalier.
« Alors ? J’ai posé question ! »
Régnier, soucieux de ne pas se mettre entre deux puissants personnages, préféra demeurer dans le vague.
« C’est là mission pour le frère le roi, aux fins de complaire aux attentes du sire patriarche, mon sire maréchal. J’encroyais que vous aviez donné votre aval.
— Pour cela, il aurait fallu que l’on me demande avis. C’est tout de même incroyable ! Comment puis-je diriger l’ost si on envoie mes chevaliers faire les coursiers selon son bon plaisir ! »
À son éclat de voix, la plupart des valets s’étaient retirés, ayant trouvé une tâche à faire au loin, aussi apeurés qu’une bande de lapins devant un renard.
« Je ne doute pas qu’on vous ait donné beau motif pour chevaucher je ne sais où…
— Lydda, sire maréchal. Ce n’est pas tant loin que je ne sois là à la moindre semonce de votre part.
— De ce dernier point, je n’ai nulle doutance, vu que vous allez demeurer ici.
— Mais, sire Joscelin, le patriarche compte sur moi et…
— Il ferait beau jeu qu’un tonsuré ordonne à mes féaux. Ne suis-je pas celui à qui votre foi fut jurée ? »
Régnier, mortifié de se voir ainsi morigéner par un bachelier à peine sorti de l’enfance, approuva en silence, une moue contrariée défigurant ses traits. Il avait juré sa foi au roi, et certainement pas à un autoritaire parvenu.
« Parfait, voilà qui est dit.
— Sire Joscelin, il faudrait au moins mander quelqu’un à Lydda. L’évêque nous y espère. Le patriarche a certainement envoyé coursier pour prévenir de notre arrivée.
— Hé bien, la prochaine fois, il me viendra demander. »
Le maréchal se tourna, indifférent, et fit mine de découvrir Ernaut, qu’il considéra ainsi qu’on le fait d’un animal de foire.
« Il n’y a qu’à lui envoyer ce valet vôtre. S’il est un homme qui peut redonner confiance, c’est bien lui !
— Il n’est pas mien sergent, sire. Il est au service le roi, lui aussi. »
Le jeune maréchal fronça un instant les sourcils, suspectant le sarcasme, mais ne s’y attarda pas.
« Hé bien, si le sénéchal laisse baguenauder ses sergents, je n’en ai cure. Qu’il se rende donc là-bas et nous fasse savoir de quoi il retourne. Nous verrons s’il y a lieu d’y mander plus forte délégation. »
Ayant distribué ses ordres, Joscelin tourna les talons et remonta dans le bâtiment, apaisé d’avoir pu ainsi affirmer son autorité. Il laissait les quatre émissaires dans l’expectative.
« Que faisons-nous, sire Régnier ? s’enquit Ganelon.
— Tu l’as entendu comme moi, tonna Régnier, agacé. Nous demeurons ici et Ernaut sera l’envoyé royal auprès de l’évêque. »
Le jeune homme, qui avait jusque là affiché un air sombre à voir ainsi humilié un chevalier qu’il estimait fort, ne put cacher sa joie. Il allait être l’envoyé désigné par l’hôtel du roi, à la demande du patriarche, pour aider un haut ecclésiastique à résoudre ses problèmes. C’était possiblement l’occasion de faire valoir ses talents. Régnier comprit en un instant le cheminement intellectuel qu’Ernaut était en train de suivre.
« Garde la mesure, Ernaut. Tu vas simplement aller là-bas constater ce qui s’y est passé et tu nous en feras part rapidement. »
Tout en parlant, il défit une petite boîte métallique qu’il avait à la ceinture. Elle contenait le message du patriarche à destination de l’évêque. Sans plus un mot, il la tendit à Ernaut. Raoul, resté en retrait jusque là, intervint de sa voix claire.
« L’évêque risque d’être fort désappointé en ne voyant que nous. Que devons-nous lui dire ?
— Il suffira de lui expliquer que le roi, pour complaire à la fraîche épouse de son frère((Joscelin III de Courtenay (1134 - v.1200) ne put jamais récupérer son comté d’Édesse. Sa sœur étant la première épouse d’Amaury de Jérusalem (et mère de Sybille et de Baudoin IV), il fit carrière dans le royaume de Jérusalem.
)), s’est adjoint un coquelet en guise de maréchal. »
La réponse d’Ernaut fit rire tout le monde, les délivrant du poids de l’intervention désagréable de Joscelin de Courtenay. Étrangement, cela fut accompagné de la réapparition de plusieurs valets. Régnier les abandonna rapidement, désireux d’aller prévenir au plus vite de la décision prise par le maréchal. Avant de partir, Ernaut aida Ganelon à transférer quelques provisions sur leurs montures.
« On disait l’ancien maréchal colérique et violent, mais on dirait que le nouveau n’est guère mieux !
— De certes, je n’aurais jamais cru que les hommes désespéreraient si tôt de la capture d’Eudes de Saint-Amand, confirma Ganelon. Il pestait et tonnait tant et plus, mais jamais il n’aurait parlé à un homme de valeur de pareille façon. Et devant de simples sergents en plus !
— M’est avis qu’à se fâcher ainsi avec tous, ce béjaune ne fera pas longue carrière ici.
— On le dit bien plus pressé de faire valoir son titre de comte.
— //Asne d’Arcadie, chargé d’or, mange chardons et ortie// lança Raoul. Il n’a plus rien à Édesse, je l’ai entendu maintes fois en la chancellerie. C’est ce qui doit le rendre fort amer.
— Holà, attention, voilà mestre Raoul qui nous éclaire de sa sapience issue des plus grandes écoles cathédrales, se moqua gentiment Ernaut. »
Voyant bien dans le regard malicieux de son comparse qu’il n’y avait là nulle méchante intention, Raoul sourit et fit mine de le tancer de la main. Ce qui ne fit qu’inciter Ernaut à aller plus loin. Il gratifia Ganelon d’une bourrade, monta en selle et poursuivit, goguenard.
« De vrai, sans rire, Raoul est homme de lettres. Un de ses frères étudie auprès des plus grands maîtres et nous reviendra au moins évêque. Sauf s’ils l’élisent pape entretemps. »
Attendant que son compagnon soit installé en selle à son tour, Ernaut salua les présents autour de lui et lança son cheval en direction de la sortie. Il siffla un des gamins pour qu’on lui tire la porte. Il n’avait pas envie de démonter pour quitter la cour de l’hôtel du roi. Après tout, n’était-il pas officiellement chargé d’une mission d’importance, la boîte à messages battant à sa ceinture ? Lorsqu’il passa l’arcade, il se mit à espérer que Libourc le voyait ainsi qu’il se rêvait : sur son destrier, équipé de son harnois de guerre, casque sur la tête et lance à penon en main. Il en oubliait qu’il était assis, de façon plutôt grossière, sur un vilain roncin.
===== Lydda, abords du palais de l’évêque, soir du dimanche 14 décembre 1158 =====
Le soleil avait disparu depuis un moment lorsqu’Ernaut et Raoul parvinrent enfin aux abords de l’impressionnant monastère qui abritait la demeure de l’évêque de Lydda. Le lieu tenait à la fois de la forteresse, du couvent pour les chanoines, du palais épiscopal et de l’église de pèlerinage, le tout en un vaste chantier pour servir un ambitieux programme architectural. Séparé de l’agglomération par une belle muraille, une porte extérieure permettait d’y accéder directement.
Lorsqu’ils longèrent les fortifications de la ville, de rares silhouettes les épièrent depuis le rudimentaire chemin de ronde. Il n’était pas si tard et des bruits d’activité humaine franchissaient les murs pour mourir dans leurs oreilles. Autour d’eux, tout était calme dans les vergers et les jardins. Un camp de nomades installé à l’abri d’une palmeraie bruissait à peine de l’agitation des moutons enserrés dans leur enclos. Ils passèrent au large, obliquant vers l’imposant massif de pierre où brillaient encore des lumières. La lune sur son dernier quartier n’éclairant que d’une lueur blême la voie, Ernaut se félicita d’être dans la plaine, sur un ample et droit chemin de poussière.
La porterie du palais s’appuyait sur une tour où flottait une bannière indéchiffrable dans la nuit. Sans vent, elle pendait mollement comme un chiffon. À leur approche, malgré la boîte de messager royal, l’homme de faction refusa d’ouvrir grand les vantaux et ils durent descendre de leur monture pour les mener à la bride par le petit guichet piétonnier. Après des heures passées en selle, ils sentaient la raideur de leurs membres.
« Vous v’nez de la Cité en réponse de l’appel du sire Constantin ? grogna l’homme, peu convaincu par l’aspect des deux émissaires.
— De certes, nous sommes porteurs d’un message de la part du patriarche Foucher. Fais donc assavoir à ton maître que nous sommes arrivés. »
Sans se départir de son attitude circonspecte, le soldat envoya un gamin d’un simple mouvement de tête. Puis il expira longuement, avant de proposer d’un ton plus amène :
« Compaignez-moi donc. Le sire évêque est en plein repas. Vous avez bien temps de grignoter un truc et de vous rendre présentables. »
Suivant le vieil homme au pas traînant, ils perdirent rapidement le fil des pièces, cours et escaliers qu’ils parcouraient. Comme beaucoup de palais, il était régulièrement aménagé, amendé, augmenté, complexifiant peu à peu le plan originel, s’adaptant aux velléités des nouveaux possédants. Ils aboutirent bientôt à une petite salle avec deux banquettes en pierre, surmontées chacune d’une niche de couchage creusée à même la maçonnerie. Une minuscule fenêtre donnait sur des jardins, au-dessus d’un coffre adjoint de deux tabourets.
« Vous êtes en l’hostellerie. V’là la clef de votre cellule. Vous pourrez demander après une lampe aux cuisines. On va vous porter les linges de lit. »
Il les laissa poser leurs affaires puis les mena à la salle commune où le personnel partageait ses repas, avec les hôtes les moins prestigieux. Ayant décidé d’autorité que ces deux-là n’étaient sûrement pas des gens de marque, il leur indiqua une place sur un banc et les abandonna, après leur avoir rappelé qu’on viendrait les chercher pour les présenter à l’évêque.
Familiers de ce genre d’endroit, pour prendre régulièrement leurs diners et soupers au palais royal, Ernaut et Raoul s’installèrent à leur aise, profitant d’une cuisine assez honnête, où le pain était moelleux et le brouet pas trop clair. Même le vin ne piquait pas trop, approuva Ernaut. La tablée n’était pas très bavarde et assez disséminée. Le lieu était pensé pour accueillir, au besoin, les pèlerins. Avec la clôture des mers, il ne s’en trouvait guère en cette saison.
Raoul commençait à dodeliner de la tête au-dessus de son écuelle lorsqu’un valet vint les chercher : l’évêque allait les recevoir. Ils frottèrent leurs cottes fatiguées et suivirent le domestique jusqu’à la grande porte qui s’écarta pour eux, ouvrant sur la magnifique salle d’honneur du palais. Un instant, Ernaut se figea, impressionné de se trouver être celui qu’on attendait. Devant lui, la vaste pièce était éclairée de quelques lampes et de plusieurs chandeliers, redonnant vie aux histoires tracées à fresque sur les murs. Tout au fond, un trône garni de coussin accueillait un homme âgé, corpulent, mais au port assez raide. Il était vêtu d’un bliaud richement brodé, aux motifs scintillants. D’une main il caressait une épaisse croix émaillée suspendue à son cou. De l’autre il leur fit signe d’approcher. Son visage était plein, ridé et flanqué de deux oreilles en feuille de chou. Son regard semblait fatigué tandis qu’il dévisageait les deux messagers.
À sa droite, recouvrant une chaise curule de son imposant fessier, un gros homme les jaugeait également tout en s’épongeant le front. Il était vêtu de façon assez commune, mais on ne pouvait manquer de voir les éperons dorés brillants à ses pieds et l’épée au fourreau posée non loin de lui. Il fit un salut de tête à peine perceptible, un fantôme de sourire animant sa moue gourmande.
Le plus étonnant dans la scène était un petit singe vervet qui s’accrochait à un des montants du trône. Il ne bougeait guère que le bout de sa queue, ce qui faisait qu’on ne le remarquait pas immédiatement en entrant. Lorsque les deux messagers s’avancèrent, il vint se réfugier dans les bras du prélat, qui le flatta doucement. Peu à l’aise avec le protocole, Ernaut s’agenouilla devant l’évêque, qui lui tendit sa main baguée. Il la baisa et attendit, tête baissée. Le silence s’installa.
Inquiet d’avoir fait une bourde, Ernaut s’accorda un regard en dessous en direction du gros homme sur le côté. Il lui sembla que celui-ci l’invitait à s’exprimer. Sa voix lui parut comme le tonnerre lorsqu’il osa parler. Il salua poliment au nom du patriarche et du roi, et indiqua qu’il était porteur d’un message de la part du premier. Il le sortit de la boîte fixée à sa ceinture et le présenta avec toute la dignité dont il se sentait capable.
L’évêque s’en saisit et n’y jeta pas même un coup d’œil. Sa voix était amère lorsqu’il s’exprima.
« N’y a-t-il donc que valets et sergents en la sainte Cité pour qu’on ne daigne pas même m’envoyer un chevalier, si ce n’est baron de renom ? Ai-je donc perdu tout crédit ? »
Mortifié, Ernaut ne trouva pas quoi répondre et ce fut Raoul qui osa le faire, de sa voix claire et posée.
« Sire évêque, nous sommes, tout au contraire, là pour témoigner de l’intérêt porté à votre affaire. De façon à ce que nul ne remette en cause votre autorité en ce lieu, il a été décidé de confier vos intérêts à quelqu’un de l’hostel du roi. Las, avec la rencontre dans le Nord, il s’est trouvé difficile de dépêcher un homme de qualité rapidement. Notre présence ne s’explique que par le souci de ne pas vous laisser sans réponse. »
L’évêque Constantin grommela un instant, quelque peu rasséréné par la réponse. Ernaut se rendit compte de l’habileté de son ami, familier qu’il était des puissants. Pour sa part, il n’était guère habitué à faire assaut de tant de diplomatie. Le temps que l’ecclésiastique déplie le message et le parcoure à mi-voix, le gros homme leur lança un sourire aimable, avant de s’emparer d’une poignée d’amandes dont il offrit quelques unes au singe, venu sur ses genoux dans l’intervalle. L’animal ne perdait pas de vue les arrivants, se promenant aux alentours tout en grignotant ses friandises.
La lecture de la missive sembla calmer les aigreurs de Constantin. Il reprit ses aises sur son trône et se composa une attitude moins agressive. Grimpé sur un des montants du siège, le primate penchait comme une gargouille, comme s’il hésitait à prendre connaissance d’un courrier qui ne lui était pas destiné.
« Le patriarche Amaury me parle d’un chevalier parmi vous. S’est-il perdu en chemin ?
— Las, au moment de partir, le maréchal a dû lui confier une tâche urgente, répondit Ernaut.
— N’y avait-il nul autre homme que lui pour ce service ?
— Je ne saurais vous dire, sire évêque. Mais je tiens pour certain que cela lui a de certes fort coûté. Il était bon ami avec Herbelot, le secrétaire de l’archevêque. Il n’aurait pas laissé sa place sans quelque urgence vitale au service du roi.
— Il avait été désigné pour ces raisons ?
— J’ose l’encroire. Il en est de même pour moi. Nous avons navigué à bord du Falconus et connu moult péripéties dont nous avons triomphé ensemble. Nul plus que nous au sein de l’hostel du roi n’a plus grand désir d’honorer la mémoire de celui dont vous déplorez la mort.
— Tu connaissais donc ce jeune prêtre ?
— Nous étions amis autant que peut l’être un homme de son rang avec un simple sergent comme moi. Et je peux donner gage du lien qui l’unissait à Régnier d’Eaucourt, le chevalier qui nous devait compaigner. »
Tout en échangeant, l’évêque retrouvait son calme. Il avait craint un moment que l’on ne cherche à le rabaisser avec cette histoire. Il s’opposait depuis tant d’années au pouvoir du seigneur de Rama qu’il redoutait que le comte Amaury ne profite de la capture de ce dernier pour annuler toutes ses prétentions. Mais le patriarche avait bien entendu sa détresse et avait fait en sorte de lui envoyer des serviteurs loyaux à un ami, donc peu enclins à se laisser influencer par des jeux politiques. Il désigna le gros homme, resté silencieux jusque là.
« Jusqu’à présent, Maugier du Toron, mon vicomte, s’occupait du décès de Régnier de Waulsort, à l’origine de tous nos malheurs. C’est alors qu’il s’efforçait de l’assister en cela que votre pauvre ami a rendu son âme à Dieu.
— Comme personne ne pouvait être suspecté d’avoir attenté aux jours du pauvre Régnier, je n’avais nulle raison d’y consacrer trop de temps, indiqua le vicomte.
— D’autant que certains murmuraient choses impies à ce sujet, approuva l’évêque.
— Donc quand ce jeune clerc a proposé d’y porter lumière, j’en étais plus que satisfait. Moi je m’occupe des mauvais valets et des marchands escrocs.
— Tant que cela ne concernait qu’un de mes chanoines, nous pouvions faire cela à notre idée. Mais là, un serviteur de l’archevêque est mort. Il nous faut porter réponse. »
Hésitant sur ce qu’il devait en comprendre, Ernaut se tourna vers le vicomte.
« Vous dites qu’Herbelot s’appliquait à résoudre le mystère d’une mort, c’est bien cela ? »
Le gros homme hocha la tête en silence tandis que l’évêque répondait pour lui.
« Certes, tout vient de là. La mort de Régnier de Waulsort. Tragique disparition qui inquiète toutes les âmes de ce palais.
— Il y aurait eu meurtrerie ?
— Voilà bien épineuse question, mon garçon. »
L’évêque marqua une pause, se pencha un peu en avant, renâclant à dire ce qu’il avait sur le cœur. Il ne répondit qu’à mi-voix, inquiet de réveiller des forces qui le dépassaient.
« Il se trouve que Régnier était un des plus doctes d’entre nous. Il supervisait tout le programme décoratif du nouveau sanctuaire. Un grand spécialiste des hauts faits de saint Georges. »
Il se rapprocha encore, baissant la voix tandis que sa silhouette s’inclinait.
« On l’a retrouvé un matin, en sa demeure, le corps brûlé comme charbon. »
Une chape de silence s’abattit sur les présents. Même le petit singe se figea un moment. Ernaut se demandait si l’évêque avait mal formulé sa phrase ou s’il tenait à attirer son attention sur un point particulier.
« Pensez-vous que quelque malfaisant a bouté le feu à sa maison, ce ne serait pas juste une lampe qui aurait versé ?
— Un tel incident aurait embrasé toute la demeure, ce qui ne fut pas le cas…
— Comment est-ce possible ?
— C’est bien là le cœur du mystère, mon garçon, intervint le vicomte. »
Constantin baissa la tête, comme si une grande fatigue s’abattait soudain sur lui.
« Les esprits s’inquiètent de cela, surtout après le second incident. On murmure déjà que le feu et la terre ont tué… Je ne peux tolérer cela. Il me faut réponse à donner aux miens et à l’archevêque. »
Il reprit d’une voix plus assurée tout en accueillant le singe sur ses genoux.
« Demain je ferai savoir à tous que vous êtes ici, car le roi Baudoin a désir de faire une donation au sanctuaire de saint Georges. On ne s’étonnera donc pas que vous alliez et veniez à votre guise, histoire d’apprécier nos besoins. Seuls le vicomte et les chanoines sauront la réalité. Veillez à vous montrer discrets, les rumeurs se propagent plus vite qu’incendie de paille. »
Les deux émissaires hochèrent gravement la tête en silence.
« Vu que l’hostel du roi et le sire patriarche vous ont envoyé à moi, je n’ai d’autre choix que de m’en remettre à vous. Je prierai pour que vous portiez toute la lumière en cette ténébreuse question. »
Il les bénit d’un lent signe de croix puis baissa la tête. L’audience était terminée.
===== Lydda, hôtellerie du palais de l’évêque, matin du lundi 15 décembre 1158 =====
Les braiments d’un âne tout proche réveillèrent Ernaut en sursaut. La lumière entrait à flots dans la pièce chaulée. Assis sur sa couche, visiblement depuis peu, Raoul se frottait les yeux. Ernaut se leva, ouvrit la fenêtre pour humer l’air au-dehors. Un ciel lapis-lazuli couvrait la palmeraie qui accueillait les jardins. Il s’étira lentement et prit quelques affaires pour se rendre au bassin qu’il avait repéré la veille. Il poserait aussi la question des bains, dont il était certain qu’il y en avait quelque part. C’était une des commodités d’outremer à laquelle il avait rapidement pris goût.
Il échangea quelques mots polis avec des valets autour de la fontaine. Un petit groupe de notables du Lyonnais avait décidé de passer une année entière en Terre sainte. Pèlerins de qualité, ils profitaient de l’hospitalité des nobles et voyageaient à cheval, accompagnés de domestiques et de soldats. Arrivés la veille, ils faisaient une courte escale avant de reprendre leur route vers Naplouse.
Non loin d’eux, dans la cour, sous un appentis couvert de feuilles de palmier, on s’activait à dépecer un cochon. De nombreux pots fumaient aux alentours, apportant l’eau bouillante nécessaire au travail. Gourmand, Ernaut se demanda s’ils auraient l’occasion de goûter les charcuteries et pâtés fraîchement réalisés. On lui expliqua que cela serait servi au banquet de Noël. Un peu à l’écart, les gamins généralement occupés à surveiller des oies avaient oublié un temps leurs corvées pour s’amuser à se lancer une balle façonnée dans la vessie de l’animal. Cela rappela des souvenirs à Ernaut, qui n’aimait rien tant que grignoter les petites saucisses aux herbes que son père confectionnait pour fêter l’abattage du cochon.
Mis en appétit, il retrouva Raoul dans la grande salle, attablé devant une tranche de pain tartiné de hoummous. Autour d’eux, plusieurs manouvriers venaient prendre une collation après les premiers travaux de la journée. Certains étaient clairement des artisans, les manches salies de mortier ou les mains grises de pierre. Bien que Noël ne soit plus guère éloigné, le temps était beau et les températures assez douces. Ernaut, habitué aux rigueurs des hivers bourguignons, s’émerveillait de cela.
« C’est qu’on est guère loin des côtes, le temps y est plus doux, moins sec aussi, précisa Raoul.
— Tu es d’où au fait, toi ?
— Je suis né à Jérusalem. Cela fait des années que ma famille y est installée.
— Tu n’es jamais allé ailleurs ?
— Je ne suis jamais sorti du royaume, non. Et guère de la cité, à dire le vrai. J’apprécie ses fortes murailles. Mais comme tu le sais, mon frère Guillaume, lui, est parti au loin.
— Cela fait long temps ?
— Des années ! De temps à autre nous recevons de ses nouvelles. Mère aurait été heureuse de savoir qu’il finira peut-être abbé ou évêque. »
Abandonnant la croûte de pain trop dure, qui finirait sûrement aux chiens, Ernaut se leva.
« Je vais m’enquérir de la dépouille d’Herbelot, j’aurais désir de prier pour son âme. On se retrouvera auprès du vicomte ?
— Il y a une audience ce matin, en une grande salle près de la porterie donnant en ville. »
Approuvant de la tête, Ernaut salua le jeune homme et prit la direction du sanctuaire. Le cimetière devait se situer aux abords, un serviteur de l’archevêque ayant sûrement droit à une sépulture privilégiée. Il traversa les différentes zones de bâtiments, depuis les communs les plus à l’extérieur, où il se trouvait, pour rejoindre la partie noble, où étaient implantés les édifices dévolus aux chanoines en pierre de taille. Le palais de l’évêque se déployait de l’autre côté du sanctuaire, au sud. Au centre, adjoint d’un petit cloître qui desservait tous les lieux de prestige, s’élevait la basilique en pleine reconstruction.
Au moment où il y parvint, Ernaut entendit la cloche sonner. Elle marquait les heures pour les clercs, qui chantaient les louanges du Seigneur plusieurs fois chaque jour. Bien peu de gens du commun accordaient un intérêt religieux à ces appels, en dehors peut-être des vêpres, car elles indiquaient généralement la fin de la journée de travail. Certains parmi les plus pieux ou les plus superstitieux remerciaient d’une courte prière qu’elle se soit bien déroulée.
Lorsqu’il pénétra dans l’église, seuls les outils s’exprimaient : le chœur recevait de nombreux décors tandis que la partie occidentale était encore en cours de construction, en partie à ciel ouvert. Des portefaix chargeaient leurs lourds paniers de mortier dans une fosse creusée à même la nef. Puis ils montaient à l’aide d’échelles jusqu’aux niveaux où les maçons empilaient les moellons, emplissaient le blocage. Les murs résonnaient de coups secs, les tailleurs ajustant les pièces les plus délicates à leur emplacement.
Perdu dans un labyrinthe de charpente soutenant les arcades esquissées, les voûtes inachevées, Ernaut tenta de se faire discret, impressionné par l’activité fébrile du lieu. Dans des loges couvertes de nattes, des sculpteurs dégageaient des motifs floraux, des têtes d’animaux de leur gangue de pierre. Si l’édifice en lui-même était bâti dans un calcaire jaune-brun, les plus belles décorations étaient ciselées dans un marbre blanc parfois veiné de gris. Bien sûr, des peintures, des tesselles de mosaïques rehaussaient progressivement les murs, en particulier au niveau du chœur. Enfin, un mobilier liturgique, soies brodées et bijoux d’orfèvrerie, serait extrait du trésor lors des occasions solennelles de façon à célébrer dignement la grandeur de Dieu.
Il fit quelques pas, le regard rivé au sol. Il ne demeurait rien de visible du lieu où était décédé Herbelot et Ernaut dut se faire indiquer l’endroit, devant une des chapelles latérales. Les passages étaient de nouveau fixés en hauteur, permettant aux ouvriers d’aller et venir sans encombre entre plusieurs niveaux à l’aide d’échelles et de cordages… Ernaut s’agenouilla dans le chœur, où le maître autel accueillait de nombreux cierges et de magnifiques bouquets d’anémones multicolores. Il nota mentalement de se procurer de quoi accompagner une prière pour Herbelot. Il ne connaissait guère le jeune clerc et pourtant sa mort lui semblait un affront à la vie. Il avait toutes les qualités pour devenir un ecclésiastique d’importance, savait parfois se montrer agréable compagnon malgré un abord souvent crispant. Avec son décès, tout cela disparaissait. Il n’en demeurait que les bons souvenirs.
Il sortit par une porte latérale et rejoignit les jardins accolés au sanctuaire. De l’extérieur, l’édifice était vraiment imposant. Il tenait tout autant du donjon que de l’église. Son toit offrirait une large terrasse permettant de surveiller les alentours des lieues à la ronde. Il franchit un petit carré abritant encore de nombreuses fleurs, coiffées de pergolas et de plantes grimpantes. Lorsqu’il traversa les lieux, des gamins s’activaient à remplir une énorme jarre de l’eau qu’ils extrayaient du puits au centre.
Il découvrit le cimetière juste après, au plus près de l’église. La présence du corps d’un martyr incitait les religieux les plus fervents à s’assurer une protection fiable dans l’autre monde en se faisant ensevelir à ses côtés. Il y trouva deux tombes récentes. Il avait oublié qu’un chanoine était mort aussi et hésitait donc sur celle où se recueillir. Estimant que Constantin aurait certainement eu soin de garantir une bonne place à l’émissaire de l’archevêque, il opta pour celle qui était la plus proche du lieu saint. Il récita les quelques prières qu’il connaissait, //Pater//, //Ave// et //Credo//, puis adressa une demande particulière à la Vierge, dont il savait l’oreille attentive aux complaintes du commun. Enfin, il alla arracher d’autorité une corolle de fleur qu’il déposa sur la terre fraîchement remuée.
Peu désireux de retrouver tout de suite l’agitation du chantier qui résonnait par les fenêtres non encore obturées de vitraux, il déambula un temps dans les jardins. Un large verger prolongeait la zone d’agrément et plusieurs valets s’employaient à ramasser ce qui serait vraisemblablement les dernières grenades de l’année. Selon la qualité des fruits, ils étaient soigneusement triés dans différentes corbeilles, sous le contrôle d’un latin tonsuré. Ernaut réalisa alors que les chanoines ne s’étaient pas présentés pour chanter. Peut-être qu’en période de travaux, ils bénéficiaient d’exemption. L’exemple d’Herbelot qui avait reçu un échafaudage sur le crâne pendant ses oraisons ne devait guère les motiver à aller célébrer la grâce de Dieu tandis que s’activaient autour d’eux les ouvriers.
Le clerc le salua d’un signe, sans un mot, mais n’abandonna pas son ouvrage. Ernaut savait qu’en plus d’être délicieux, le fruit servait en teinture et Raoul lui avait même montré qu’on pouvait en faire de l’encre, d’un beau noir profond. Avec l’olive et la datte, c’était un des produits miraculeux de l’Outremer. Il leva la tête et renifla le temps. Une nuée grise s’était répandue depuis l’ouest, apportant des relents marins et propageant une fraîcheur renouvelée.
Il fit demi-tour, traversa les carrés aromatiques et médicinaux puis retrouva le sanctuaire. Dans la nef centrale, devant l’escalier qui menait au sous-sol auprès de la tombe, quelques croyants attendaient qu’un domestique les laisse descendre. Ernaut se souvenait de la fois où il était venu avec son frère Lambert. Cela faisait désormais plusieurs années et il ne reconnaissait pas l’homme de faction. Un peu somnolent, il s’appuyait sur un bâton, baillant régulièrement à s’en décrocher la mâchoire. Ernaut comprit bien vite qu’il s’agissait d’un de ces simplets que l’Église prenait sous son aile, incapables de se débrouiller par eux-mêmes, mais aptes à répéter leur vie durant une tâche circonscrite, quoique rébarbative.
De façon instinctive, Ernaut trouva sa place dans la queue, s’attirant des sourires et des salutations. Il estimait qu’il ne serait pas de trop de confier la mémoire d’Herbelot à saint Georges. Vu le gabarit du clerc, il n’était pas inutile de le recommander à un grand guerrier.
===== Lydda, cour des Bourgeois, fin de matinée du lundi 15 décembre 1158 =====
Arrivé alors que la séance battait son plein, Ernaut s’était installé au fond, à côté de Raoul qui était venu plus tôt. Il avait chuchoté à Ernaut qu’il était toujours curieux de voir les différentes façons dont les cours opéraient. Ernaut s’étonna d’un tel goût pour des procédures administratives, intrinsèquement rébarbatives. Il en percevait l’importance sans pour autant y trouver le moindre intérêt. Au moins saurait-il qui consulter le jour où il lui faudrait démêler un épineux cas de bornage douteux ou de vol de monture boiteuse.
La salle n’était pas si imposante que celle de Jérusalem, simple cube aux murs blanchis à la chaux, avec un crucifix accroché derrière le vicomte. Lui non plus n’avait guère de points communs avec Arnulf. Si ce n’était ses éperons dorés et son épée, de bonne facture sans ostentation, on aurait pu le prendre pour un artisan prospère ou un négociant peu regardant sur son apparence. Il passait son temps à se gratter et extrayait de temps à autre de sa manche un impressionnant mouchoir dont il se frottait le visage. Il fit néanmoins preuve de bon sens et de tact, remarqua Ernaut, et ses décisions ou recommandations emportaient souvent l’adhésion des présents.
Lorsqu’enfin la séance s’acheva, ils se dirigèrent vers lui, impatients d’en apprendre plus. Maugier du Toron finissait de saluer les jurés, échangeant avec quelques plaideurs des points de détail des procédures. Ernaut comme Raoul étaient familiers de ces scènes, qu’ils voyaient se répéter sans fin chaque semaine à Jérusalem. Raoul aborda le scribe qui rangeait ses tablettes et feuillets dans une vaste cassette en bois marqueté, sans obtenir rien d’autre en retour qu’un reniflement dédaigneux.
« Je suis à vous, mes amis ! »
Le vicomte leur sourit aimablement en s’approchant d’eux. De près, il exhalait une odeur assez forte qui indisposa un peu Ernaut, désormais habitué aux mœurs orientales où l’on célébrait le bain et le savon.
« Je n’ai guère eu de temps au matin, je pensais aller en ville me chercher de quoi rompre mon jeûne. Nous pourrons discuter en marchant si cela vous convient ? »
Sans même attendre la réponse, il attacha son baudrier, ajusta son épée sur ses hanches et se dirigea vers la sortie. Malgré sa petite taille, il marchait à un bon rythme, sans paraître le moins du monde essoufflé par sa forte panse. À chaque fois qu’il croisait une connaissance, il levait sa toaille((Chiffon, torchon, mouchoir, selon le cas.
)) en un salut étrange sans ralentir le pas. Désireux de ne pas parler en public, il proposa à Ernaut de patienter qu’ils soient parvenus à destination, où ils pourraient discuter à leur aise. Le jeune homme se rengorgea, flatté de se voir invité à la table d’un vicomte, fût-il peu notable.
Il en fut pour ses frais. Maugier se contenta de bâtonnets de viande dans du pain, rehaussé d’une sauce très poivrée. Il leur en fit l’article, les incitant à s’en procurer, avant de les guider pour s’installer dans la cour d’une maison abandonnée où un bosquet de tamaris avait pris ses aises. Il alla puiser dans une citerne proche et remplit un pichet ébréché qu’il cala entre ses pieds en s’asseyant sur un rognon de mur. Le vicomte n’était apparemment pas homme de faste. Étrangement, il rappelait à Ernaut son père. Il lui parut d’emblée sympathique.
« Je dois avouer être bien aise que vous puissiez vous occuper de cette affaire. J’ai déjà suffisamment de travail avec les plaintes habituelles et les récriminations. Avec la capture du sire Hugues de Rama, les petits malins tentent de tirer leur avantage. Je dois redoubler de prudence.
— Vous avez enquêté sur le décès du chanoine, c’est cela ?
— Que voilà bien grand mot ! J’ai surtout veillé à ce que nulle rumeur n’aille enfler. À dire le vrai, vu que personne ne se plaignait vraiment de sa mort, je n’ai pas tant cherché.
— Mais là, ça a changé ?
— Cul-Dieu, ça oui. L’archevêque, malgré toute sa bonté, aura grand désir de savoir ce qui est arrivé à son secrétaire. Et lui répondre qu’il prit une planche sur le crâne ne suffira pas, au vu des circonstances.
— Quelles sont-elles ? »
Maugier avala une grosse bouchée arrosée d’une belle rasade. Ses yeux noyés de graisse ne perdirent guère de vue la nourriture tandis que son cerveau s’agitait.
« De prime, le jeune clerc était venu dans l’espoir d’encontrer le père Waulsort. Apprenant son décès, il proposa au sire évêque d’essayer d’élucider sa mort étrange. De seconde, après avoir fureté qui ci qui là plusieurs jours durant, il encontre son trépas à son tour. De tierce,… »
Son élocution se fit soudain hésitante.
« De tierce, on a appris que le père abbé Wibald, le conseiller du roi des Alemans Frédéric, est mort voilà peu alors qu’il était en mission chez les Griffons((Terme usuel pour désigner les Grecs, c’est à dire les Byzantins.
)). »
Ernaut n’avait jamais entendu parler de ce personnage et ne comprenait pas en quoi un important ecclésiastique mort à l’autre bout du monde avait à voir avec deux décès autour de la basilique de Lydda.
« Quel rapport avec ce qui nous occupe ici ?
— Le chanoine Régnier de Waulsort était très lié au père abbé Wibald, ils s’étaient connus dans leurs jouvences. Ils échangeaient nombreux courriers, comme le font les grands savants.
— Je ne vois toujours pas…
— Il faut savoir que Régnier était le plus érudit de tous les hommes de l’évêque. Il parlait plusieurs langues, connaissait fort bien de nombreux auteurs, dont les sentences parsemaient son discours. Il avait en charge de définir les programmes des décors ornant le sanctuaire et se montrait toujours désireux d’accroître ses connaissances, sur tous les sujets. De là à penser qu’il aurait mis la main sur un savoir dangereux, il n’y a qu’un pas que nombreux ont déjà fait. »
Ernaut salivait en voyant le gros homme manger et regrettait finalement d’avoir décliné son invitation. Il s’offrit malgré tout une longue rasade d’eau. À ses côtés, Raoul se tenait impassible, ainsi qu’il l’était lors des audiences. Il semblait bien décidé à ne pas sortir de son rôle habituel de scribe, en retrait des débats.
« Et vous, sire Maugier, qu’en dites-vous ? Aurait-il mis au jour un savoir à l’origine de leur mort à tous trois ?
— Considérant qu’il ne chérissait rien tant que la sapience et le savoir, j’encrois volontiers que la peur ne l’aurait jamais fait reculer.
— Un parchemin n’a jamais tué, que je sache.
— Nul besoin, des hommes s’en chargent : pour lire ou pour empêcher de lire. »
Ernaut était soudain bien embarrassé. Il n’était guère à l’aise avec l’écrit, et sûrement pas assez cultivé pour estimer la valeur et la portée d’un texte. Les disputes et chicaneries sans fin entre érudits étaient sujets de moquerie dans les contes populaires et il n’en savait guère plus.
« Qu’espérez-vous de nous, alors ?
— Oh, moi je n’attends rien. C’est le sire Constantin qui avait besoin de marquer son intérêt envers cette histoire. Pour montrer à ses suzerains qu’il ne prend pas la chose à la légère, mais aussi de façon à calmer les esprits au sein du couvent. Tout cela est hors de mon ressort, même si Régnier est mort en sa maison de ville.
— Ils ne couchent donc pas au dortoir, tous ensemble ?
— Cela arrive, et ils sont sensés le faire, mais dans la réalité, tous ont demeure en la cité et y dorment plus souvent qu’ailleurs.
— Mais comment chantent-ils les heures ?
— Ils le font chacun chez soi, dans un oratoire voire leur chambre. »
Ernaut comprenait mieux la désaffection du sanctuaire. Le vicomte avala sa dernière bouchée, s’essuya les lèvres et les mains dans ce mouchoir gigantesque qu’il ne lâchait jamais.
« Tout le mystère vient du fait que le chanoine est mort de bien étrange façon, brûlé avec son valet. Si vous arrivez à montrer qu’il n’y a là ni main humaine ni mystère maléfique, rien de plus aisé que de montrer que le pauvre clerc de l’archevêque a simplement joué de malchance, comme cela arrive sur tous les chantiers.
— C’est là votre pensée ?
— Je n’ai guère échangé avec le père Régnier, c’était un homme secret, distant. D’autant que nous n’avions rien en commun. Lui tutoyait les plus hautes sphères, perdu dans son savoir. On venait de loin pour apprendre de lui, ce que fit votre ami, d’ailleurs. Je ne serais guère étonné qu’il ait libéré une force qu’il pensait contrôler et y succomba. Dire ce qu’était cette chose est au-delà de mon pouvoir. Je ne suis qu’un modeste chevalier, plus habitué à percer le poing de larrons ou à faire payer l’amende qu’à étudier des savoirs inconnus.
— Nul chanoine ne saurait nous épauler en cela ?
— De ce que j’en sais, aucun ici ne peut rivaliser avec ce grand esprit. Ce qui n’est pas sans entraîner certaines jalousies, comme vous pouvez le deviner.
— L’un d’eux aurait pu tuer pour cela ?
— Je ne sais. Ils me semblent tous bien inoffensifs, à défaut d’être sans rancœur. »
Il se leva, épousseta sa cotte froissée, attendit de voir s’il demeurait des questions puis les invita à le suivre. Ils retournèrent en silence en direction de l’imposante forteresse. En comparaison, la ville était modeste, avec des bâtiments de rarement plus d’un ou deux étages. La brique crue y était fréquente, recouverte généralement de chaux. Des poutres grossièrement équarries dépassaient des façades, soutenant le toit léger, souvent de simples feuillages. Partout des palmiers élançaient leur tronc balançant doucement dans la brise. D’innombrables puits et citernes apportaient toute l’eau désirée et de petits jardinets fleurissaient ici et là, tranchant d’émeraude la terre grise des chemins.
Aucune logique ne semblait avoir présidé à l’organisation des quartiers et les rues serpentaient, s’affinant fréquemment en fines venelles avant de déboucher sur des places accueillant les marchands et les artisans. La cité était assez animée, les boutiques proposaient des denrées venues parfois de très loin. La présence de pèlerins était moins prégnante qu’à Jérusalem, la vie était plus tournée vers le commerce. La verdoyante zone de jardins qui s’étendait au sud jusqu’à joindre celle englobant Rama fournissait largement les marchés en légumes et fruits frais. Les ports proches apportaient des poissons de mer qu’Ernaut ne voyait que bien rarement à Jérusalem, et de plus à des prix trop élevés pour lui. L’endroit lui donnait une impression d’opulence et d’affairement qu’il n’avait plus guère éprouvée depuis des mois. Il se prit à envisager son installation ici, une fois marié. Loin des frontières, le lieu offrait toute la sécurité dont on pouvait rêver. Les murailles n’en étaient pas très imposantes, mais suffisantes pour repousser des pillards ou une chevauchée.
Lorsqu’ils retrouvèrent la porterie du palais épiscopal, le vicomte s’arrêta près du bâtiment abritant les différentes administrations civiles.
« Allez donc voir le jeune valet qui accompagnait votre ami. Il saura vous guider sur les différents lieux. Les gens le connaissent déjà. Si jamais vous avez besoin de moi, les sergents d’ici sauront me trouver. »
Quand il se fut éloigné, Raoul lança un regard complice à Ernaut.
« Je ne sais pas toi, mais pour ma part, le voir engloutir son en-cas m’a ouvert l’appétit. Que dirais-tu de passer par le réfectoire ? On y dénichera peut-être quignon à grignoter. »
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