====== Chapitre 7 ======
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=== Contenu ===
* [[#Lydda, palais épiscopal, fin d’après-midi du dimanche 28 décembre 1158]]
* [[#Lydda, palais épiscopal, matin du lundi 29 décembre 1158]]
* [[#Lydda, palais épiscopal, fin de matinée du lundi 29 décembre 1158]]
===== Lydda, palais épiscopal, fin d’après-midi du dimanche 28 décembre 1158 =====
Raoul lui expliqua en quelques mots qu’ils avaient obtenu l’aval des ecclésiastiques pour copier ce qui pouvait être utile au roi, mais sans pouvoir rien emporter. Ernaut ne resta pas longtemps avec lui, comprenant que s’exciter comme un lion en cage ne lui servirait à rien et risquait de déranger son compagnon, déjà inquiet de l’ampleur de la tâche. Il estima qu’il devait profiter de ce délai d’attente forcée pour reprendre les éléments qu’il avait amassés jusque là. Peut-être qu’une trame en naîtrait. Il se connaissait assez pour savoir qu’il ne pourrait digérer l’information en demeurant inactif. Il avait besoin d’air et d’espace pour se sentir à l’aise et laisser son cerveau procéder.
Il traversa de nouveau la cour pour se rendre au bâtiment de l’administration civile. Les portes en étaient fermées, bien sûr, mais le toit-terrasse formant un excellent point de vigie, un sergent y était de faction. Ernaut le héla et lui demanda la permission de monter. L’homme fut tout d’abord réticent, bien qu’il ait vu Ernaut en compagnie du vicomte. La promesse de quelques pièces pour envoyer un gamin leur quérir un pichet si une taverne se trouvait ouverte lui fit bonne impression et le décida à accueillir Ernaut.
Il se nommait Anquetin et faisait commerce de sangles et baudriers de cuir. Il servait là comme membre du guet. Il n’avait guère dépassé la vingtaine, arborait un visage lourd et un regard ébahi qui lui conféraient un air simplet. Vêtu d’une vieille cotte de laine et d’une chape épaisse, il semblait assez prospère comme artisan, ce qui incitait à la confiance. Il accueillit Ernaut aimablement, ainsi qu’il l’aurait fait d’un habituel compagnon. Il était sur le fond assez content de ne pas demeurer seul, ayant la tâche de guetter jusqu’à complies sonnées.
« Je suis bien aise d’avoir compère, pour dire le vrai. Nous avions usage d’être deux à espier ici, mais avec les nouveaux murs qui se montent partout, nous ne suffisons plus guère à la tâche. »
Il fit à Ernaut une visite en règle des environs, qu’ils voyaient jusque fort loin. Au sud, par-delà l’émeraude des jardins, vergers et palmeraies se trouvait la cité de Rama. Anquetin lui expliqua qu’il était fréquent que des festivités prennent place dans l’oasis, mais que les anciennes foires avec les nomades s’y tenaient moins souvent que par le passé. La faute au seigneur de Rama qui en contestait le contrôle à l’évêque.
Il y avait assisté à un tournoi, un jour, organisé par quelques croisés. Il avait entendu parler de cette habitude des barons venus d’outremer, mais il ne comprenait pas bien l’intérêt qu’il y avait à se battre entre chrétiens alors qu’il y demeurait tant à faire pour éradiquer les païens. Il avait néanmoins beaucoup goûté le spectacle, profitant de l’absence de danger à voir ces farouches combattants s’affronter.
« L’un d’eux, seigneur de Miremont je crois, était tellement habile à faire danser sa monture, et si solide qu’il mit bas deux adversaires d’une poingnée, en les prenant par le travers. Il fallait voir comme ils y allaient, pointant leurs hampes de frêne en tout sens. Si des païens étaient là, ils ont dû en avoir grande peur à voir si grande hardiesse. »
Il envisagea Ernaut d’un coup d’œil, sourire aux lèvres.
« Tu aurais beau jeu, vu ta membrature, à t’esbattre avec eux. Une gifle là, un horion ici, la distribution serait aisée !
— Tous ces beaux barons ont grande sapience de la guerre, je ne suis pas certain que je pourrais les battre » objecta Ernaut, faussement modeste.
Anquetin se contenta de hausser les épaules et se pencha tout soudain du côté de la ville, apostrophant un gamin qu’il connaissait pour quérir de lui s’il pouvait aller chercher cabaretier.
« La ville est toujours fort calme en ces jours. Le frimas y est le plus fort alors chacun s’enferme dans sa chacunière maintenant que labours et semailles sont achevés pour le blanc((Vient du mot arabe qui désigne familièrement le blé et l’orge.
)). On m’a dit que tu étais céans au service le roi ?
— Si fait. Il est possible que le roi fasse débours au profit du sanctuaire.
— Ce serait belle nouvelle pour le sire évêque. Un tel geste du roi marquerait nettement sa préférence dans la querelle contre le sire de Rama.
— J’ai aussi pour devoir d’encontrer les maîtres de l’œuvre. Le roi a toujours usage d’hommes de talent en ses forteresses et murailles. »
À l’ouest, la route qui tirait presque en ligne droite vers Jaffa était soulignée de murets et de jardins, de cultures et de zones de pâturages. Régulièrement, des hameaux s’agglutinaient autour des points d’eau. C’était une des régions les plus prospères du royaume, où le paysan pouvait devenir aisé. Anquetin lui parla de sa famille, installée à Jaffa, où la plupart vivaient de la mer. Lui préférait avoir un sol solide sous les pieds et avait décidé de venir à Lydda, attiré par les offres de taxation légères qu’on y faisait. Il avait fait ce choix à la fin de son apprentissage et s’était marié deux ans plus tôt.
Le levant était barré d’une houle rocheuse qui se brisait sur les hauts reliefs de Judée, noyés dans des brumes grisées. Anquetin lui expliqua qu’il avait visité la cité sainte à de multiples reprises, mais que le climat y était trop froid pour lui. Il avait la neige en profonde aversion et trouvait stupide d’aller se claquemurer en des endroits où, pour passer l’hiver, il fallait brûler tant et plus de bois. Sans même parler des jardins qui y donnaient moins que vers Lydda.
Ils étaient encore en train d’admirer le panorama, qu’Anquetin, finalement très bavard, rendait vivant par les nombreuses anecdotes de sa vie aux alentours, lorsque les cloches sonnèrent pour l’office.
« Vêpres sonnantes. On n’est plus si loin de s’en retourner ! »
Ils virent les hommes de faction au sol verrouiller les deux grands portails, celui donnant sur la ville et celui ouvrant directement dans la plaine. Puis quelques lanternes scintillèrent dans les ombres des postes de garde. La journée étant assez courte en cette période de l’année et Ernaut commençait à trouver le lieu un peu frisquet. Il redescendit, non sans avoir salué amicalement la vigie, qui voulait l’inviter à rompre le pain chez lui une fois son service achevé. Ernaut déclina, ayant un compère à retrouver, expliqua-t-il.
« En ce cas, n’hésite pas à me faire visitance, je fais toujours bon accueil aux sergents le roi. »
La nuit tombait rapidement, étendant un manteau de ténèbres sur le sanctuaire piqué des mille feux des bougies, lampes et chandelles. Bientôt la noirceur serait totale et il faudrait se déplacer au jugé.
Raoul n’avait quasiment pas bougé et Ernaut aurait pu croire qu’il n’avait rien fait, si les documents n’avaient pas migré d’un endroit à l’autre autour de lui. Les yeux plissés à tenter de lire avec la chiche lumière d’une seule mèche, il reposa sa plume en voyant Ernaut entrer.
« À la bonne heure, j’allais me rendre au réfectoire pour le souper, vêpres viennent à peine de sonner.
— Allons-y de concert, il ne te sert à rien de t’abîmer les yeux. Demain il fera jour.
— Si nous voulons être de retour à Jérusalem dès avant les Pâques, il ne me faut pas lambiner. Il nous arrive souvent, à la Secrète, de travailler au noir((L’expression désigne le travail qui ne se fait pas à la lueur du jour, en public. Il est généralement interdit aux artisans, pour éviter qu’ils ne travaillent mal ou de façon malhonnête. De là découle la notion de travail caché.
)).
— Je suis acertainé que d’aucuns auraient grand plaisir à voir les cliquailles du roi proposées à tous les vents !
— Ils auraient surtout grande lassitude à voir rollets et tablettes. »
Tout en parlant, Raoul répartit scrupuleusement les différents documents autour de lui puis il boucha son encrier de corne et essuya délicatement ses instruments. Il avait un petit écritoire et un plumier, symboles de son office, qui ne le quittaient jamais.
« Les hommes qui venaient porter les affaires au chanoine sont partis. Il va nous falloir arpenter sentiers neufs si nous voulons démasquer la personne qui a payé tout cela.
— Ne pourraient-ils pas être ceux qui auraient meurtri le clerc une fois son office achevé ? Afin de ne laisser aucune trace…
— Bien le rebours. Ils ont été fort courroucés de voir que les affaires avaient été emportées de la maison. S’ils avaient été assassins, pourquoi ne pas avoir larronné de concert ? Ce pourrait être plutôt parmi leurs ennemis qu’il faudrait chercher.
— Et ceux-ci s’en seraient pris au clerc de l’archevêque aussi ? »
Ernaut confirma. Selon lui, Waulsort avait été découvert et ses travaux jugés dangereux. Il avait donc été éliminé.
« Attends, si on a dû aussi dépêcher Herbelot, c’est qu’il demeurait une crainte que les choses n’aient pas été arrêtées… Qu’il comprenne et poursuive ou transmette le point où en était rendu le chanoine.
— Je suis toute la journée durant le nez dans ses écrits, pourquoi rien n’a été tenté contre moi ?
— Il est bien moins aisé de venir jusqu’à cette petite cellule qu’en ville ou sur le chantier. Outre, il va en effet te falloir être fort prudent et convenir entre nous de signes secrets pour frapper à l’huis.
— Tu crois vraiment qu’il demeure un risque ?
— De deux choses l’une : soit le murdrier a détalé comme Aymar, auquel cas nous ne craignons rien, soit il est toujours à rôder aux alentours et il nous faut faire preuve de prudence. J’avoue que je préférerais ce second cas. Dans tous les cas, un peu de méfiance ne saurait nuire.
— Tu espères qu’il va s’en prendre à nous ? » s’inquiéta Raoul.
Ernaut lui accorda un sourire carnassier en réponse.
« Je ne suis pas petit clerc amolli par l’étude et j’ai déjà frictionné fort avant des marauds qui s’en voulaient me rosser. Qu’il y vienne donc ! Je me fais fort de l’éreinter pour de bon et de le présenter au sénéchal saucissonné comme il sied à un fripon de son acabit ! »
===== Lydda, palais épiscopal, matin du lundi 29 décembre 1158 =====
Ragaillardi à l’idée qu’il puisse se défouler sur le fauteur de troubles s’il lui prenait l’envie saugrenue de s’attaquer à lui, Ernaut se présenta tout guilleret au réfectoire. Il engloutit un bon morceau de pain additionné d’une purée de légumes aux oignons, le tout arrosé d’une bière légèrement sucrée. Raoul avait à peine grignoté avant de détaler pour son lieu d’étude. La veille au soir, il avait expliqué qu’il n’avait trouvé aucune mention de pierre de lune, qu’il se contentait pour l’instant de trier les documents dont il était quasiment certain qu’ils n’avaient rien à voir avec leur histoire. Les valets manutentionnaires avaient tout mélangé, entassant papiers et volumens sans prendre garde à leur classement, dont ils n’avaient que faire. Raoul essayait donc de retrouver la logique des choses et, surtout, d’en extraire ce qui était pertinent.
Une fois rassasié, Ernaut se rendit en ville afin de chercher un barbier. Avec les bains, c’était un luxe qu’il aimait s’offrir depuis qu’il était dans le royaume de Jérusalem. Les praticiens étaient nombreux, beaucoup d’hommes appréciant d’avoir la tête rasée, ce qui leur évitait d’être infesté de poux et de puces. Ernaut veillait à se faire tailler la barbe, qu’il tentait de tenir en un état soigné, le vendredi ou le samedi, de façon à se présenter sous son meilleur jour quand il allait visiter Libourc pour la messe dominicale. Il ne tarda pas à découvrir une échoppe où quelques chalands âgés discutaient, accueillant les clients comme s’ils étaient de leur parentèle. Le petit homme agité qui virevolta autour de lui muni d’un rasoir bavardait dans la langue locale avec de grands hochements de tête. Ernaut subodora que là comme partout, il était question surtout de météo et des histoires de voisinage.
Alors qu’il revenait, il eut soudain une idée en franchissant le portail. Il prit conscience que les soldats de faction connaissaient son visage et ne l’interceptaient plus quand il allait et venait. Si, comme il le croyait désormais, Herbelot avait été assassiné, son meurtrier avait dû passer une des deux entrées. Même si le mur n’en était guère vaillant, délimitant l’espace plus qu’agissant comme une véritable fortification, il était difficile de s’introduire dans le lieu sans être vu par un garde, à moins d’avoir un complice.
Il dirigea ses pas vers le bâtiment de la Cour, où le vicomte donnait séance, lui indiqua-t-on à son arrivée. Lorsqu’Ernaut pénétra dans la salle d’audience, Maugier du Toron plissa les yeux sans mot dire, tout à l’écoute d’une plaidoirie. Deux jurés représentaient les intérêts de commerçants opposés dans une histoire d’accès à un puits, semblait-il. Les affaires habituelles continuaient, nota Ernaut.
Les échanges furent un temps assez vifs lors des cas suivants, où il était question de punir d’un sévice corporel un serviteur qui avait déserté son travail. Affecté entre autres à l’entretien de parcelles d’olivier, il avait disparu au moment de la récolte. Bien qu’il fût revenu de lui-même, son maître exigeait qu’on lui perçât le poing en signe d’infamie. Le contrevenant était accompagné de témoins qui juraient que cela ne s’était pas fait de son chef, mais qu’il avait été envoyé en pèlerinage forcé pour des raisons que son confesseur seul connaissait. Ledit confesseur était absent, ayant estimé qu’il n’avait aucun compte à rendre de sa pratique religieuse à une justice bourgeoise.
Installé au fond, Ernaut n’écoutait que distraitement. Il lui arrivait d’être commis à la salle d’audience à Jérusalem et il avait appris à ne pas se sentir trop concerné par ce qui se disait. Il regrettait juste qu’il n’y ait nul jardin à admirer le temps que les débats cessent, alors il somnola sur son banc, bras croisés et jambes tendues. Il sursauta quasiment quand la voix du vicomte le héla. Il n’avait pas pris conscience que la pièce s’était vidée et qu’il ne demeurait que Maugier et un clerc qui se grattait la tête en comparant différents documents, sur une table vers l’entrée.
Peu désireux de claironner ce qu’il souhaitait dire, Ernaut s’approcha et demanda à discuter de façon plus discrète. Maugier lui proposa de l’accompagner dans une déambulation autour du palais. Ils feraient mine de visiter le chantier afin de décevoir les curieux. À peine eurent-ils mis le pied dehors que, d’un regard, le vicomte invita Ernaut à s’exprimer.
« Le sire évêque vous a sûrement dit que nous devons derechef nous mettre en chasse de ceux qui ont tramé toute cette histoire depuis l’ombre. J’ai pourpensé à cela et je me demandais depuis quand vous avez enclos si fortement le palais.
— Oh, voilà bien ancienne muraille. Nous l’avons relevée, certes, ces dernières années. Mais nos glorieux prédécesseurs eux-mêmes l’avaient établie quand ils marchaient sur Jérusalem. Pourquoi cette question ?
— Si personne ne peut entrer fors les portes, je me disais que peut-être un des sergents aurait remarqué choses étranges les jours où le chanoine ou le père Gonteux rendirent leurs âmes à Dieu.
— Je n’en ai aucun souvenir. Et ce serait délicat de poser la question, ce sont des hommes du guet qui s’acquittent de cette tâche pour la porte de ville. Leur parler reviendrait à crier en place publique ce qui doit être caché. Celle vers l’extérieur est sous la responsabilité de Seguin, le banneret de la milice Saint-Georges et il est absent, ayant mené la troupe près le roi le temps des campagnes au Nord. »
Voyant cette piste se refermer, Ernaut n’avait guère plus d’espoir pour sa question suivante, mais il préférait en avoir le cœur net.
« Pour la ville, rien non plus à signaler de spécial ces jours-là ?
— Pas que j’en ai souvenance. Je vérifierai tantôt, afin d’en être assuré. »
Ernaut grommela. C’étaient là des informations bien vagues. Il se pouvait parfaitement qu’un intrus ait pénétré à l’insu de tous et perpétré son crime sans se faire remarquer, perdu dans la masse de gens qui allaient et venaient. Mais s’il partait de cette hypothèse, il pouvait suspecter tout le monde et personne, c’était un cul-de-sac. Il ne lui restait donc qu’une autre possibilité à suivre, à savoir que le ou les assassins soient des habitués.
« Savez-vous si d’aucuns familiers des lieux qui étaient là en ces jours ont disparu ? »
Le vicomte s’esclaffa.
« Disparu, pas forcément ! Mais beaucoup sont absents pour les fêtes, de l’hostel de l’évêque et, surtout, du chantier. Les travaux doivent reprendre ces jours, surtout en ce qui concerne la charpente, afin d’être prêts à recommencer les ouvrages de mortier au plus vite quand la froidure aura passé. Je ne parle même pas des pérégrins, toujours d’abondance.
— Parmi ceux-ci, justement, vous n’avez eu vent d’aucune chose étrange ?
— Il ne s’en trouve pas tant pour quitter leur manse en ces jours, en dehors de la Noël. Quelques habitués viennent plutôt à Carême, profitant de la pousse pour abandonner leurs champs un temps. Ou, plus encore, après moisson, fenaison et avant la récolte des olives, au plus chaud. »
Après avoir tant espéré de cette idée, Ernaut renâclait à la perspective de l’abandonner. Il se souvenait qu’il lui fallait dévider chaque bobine l’une après l’autre jusqu’à leur dernier brin. Ne passer à la suivante qu’une fois certain qu’on en avait exploré tous les possibles.
« Et parmi ceux-ci, avez-vous connoissance de Griffons ou d’Alemans ?
— Nous ne demandons pas toujours leur pays aux gens qui passent les murs, fors si nous suspectons quelque vilenie ou entourloupe au péage. Peut-être devriez-vous poser la question aux chanoines, au frère hospitalier particulièrement ? »
Le vicomte s’épongea le visage, s’attardant sur sa bouche et son menton, comme s’il tentait de cacher ce qu’il allait dire.
« Serait-ce qu’il y a certeté que le complot a si lointaines racines ?
— Certeté, pas du tout, mais doutance. Le chanoine était du royaume des Alemans et semblait s’intéresser aux secrets des Griffons, comme vous le savez. Cela aurait pu attirer l’attention sur lui de la part des uns ou des autres.
— D’autant que la couronne des Alemans est toujours fort épineuse à porter. Il ne se trouve pas deux évêques ou barons qui n’arrivent à s’entrebattre pour au moins trois raisons.
— Ils auraient porté leur querelle jusqu’ici ? Vous êtes au fait des menées et diplomaties des Alemans ?
— Je n’en sais miette. C’était une simple idée, de ce que j’ai pu entendre à l’occasion. Mais je n’ai rien qui puisse établir pareille présomption. »
Ernaut fronça les sourcils et étudia le visage de son interlocuteur. Était-il complètement sincère ou ses paroles avaient-elles dépassé ses intentions ? Maugier du Toron, dirigeant le guet et les sergents de ville, avait tous les avantages pour perpétrer ces forfaits. Et il était en position de force pour faire en sorte que personne n’en sache jamais rien. L’homme lui était sympathique, mais c’était là une possible ruse. Il garda en mémoire l’idée, il lui faudrait vérifier si le vicomte avait eu partie au rapatriement des affaires du père Waulsort. Sans le condamner pour autant, vu que le meurtrier avait eu tout le temps dont il avait besoin pour s’emparer de ce qu’il souhaitait, cela pouvait trahir un oubli ou le désir de s’assurer que tout était selon ses attentes. Il remercia Maugier pour son aide et, suivant son conseil, il prit congé de lui pour aller questionner les chanoines.
Il remarqua que les ateliers et le chantier en général commençaient à s’animer au fur et à mesure de l’arrivée des artisans et manouvriers. Certains portaient encore chape et vêtements de voyage, besace au côté et bâton en main, probablement les plus désargentés qui espéraient trouver de l’embauche à peine débarqués en ville. Rien qui fût suspect parmi eux, néanmoins. Ils s’égayaient dans les différentes zones selon leur compétence et connaissance, réveillant les lieux de leurs appels et du bruit de leurs outils. Une file de bœufs était organisée, certainement dans le but d’aller quérir des pierres depuis un antique édifice des environs, source aisée de moellons de belle taille.
===== Lydda, palais épiscopal, fin de matinée du lundi 29 décembre 1158 =====
Désormais familier de l’hôtellerie des chanoines, Ernaut alla directement à la petite cellule d’où le père Gembert régnait sur son univers. Malheureusement, il trouva porte close. Comme à son habitude, le clerc devait visiter son royaume baguette en main, avec laquelle il précisait ses instructions et, parfois, réprimandait ses domestiques. Après avoir erré un temps dans les couloirs, Ernaut le retrouva dans les cuisines, veillant à un inventaire des écuelles et cuillers. La mine fort contrariée, il découvrait de nombreux plats fêlés et en faisait reproche aux gamins de salle responsables de la vaisselle.
Les cheveux ras ne laissaient voir que peu la tonsure coiffant son crâne anguleux, les yeux dissimulés sous d’épais sourcils sombres tranchant dans son visage clair. Les oreilles larges abritaient leur suffisance de poils, ce qui lui donnait un air faussement comique, démenti par les traits autoritaires de sa bouche pincée. Légèrement voûté, ce qui le faisait paraître plus petit qu’il n’était, il se tenait généralement les mains dans le dos, jouant du ballant de sa baguette ainsi qu’un chat de sa queue. Lorsqu’il s’emportait comme à l’instant, sa voix montait désagréablement dans les aigus.
Ernaut patienta, le temps que la crise soit passée, sans entrer dans les cuisines, sachant par avance qu’il y serait mal reçu, surtout à l’approche du repas de la mi-journée. Lorsque le chanoine eût terminé ses reproches et alla pour sortir, il le salua poliment. Il prit grand soin à se montrer respectueux, désireux de ne pas prolonger sa colère. Il fut donc très surpris de l’entendre répondre d’une voix posée, presque amicale.
« Je suis toujours heureux de porter secours aux pérégrins et hôtes en nos lieux. D’autant que vous êtes céans pour bien grave affaire. »
D’un geste de sa badine, il invita Ernaut à le suivre. Il ne souhaitait apparemment pas aborder de si importants sujets dans une salle où chacun aurait pu les entendre.
En fait de modeste cellule monastique, Ernaut découvrit une pièce fort douillette, au sol rehaussé d’un tapis aux complexes motifs géométriques, avec des meubles de qualité, dont un lit aux édredons chamarrés. Si le seul ornement au mur était un crucifix, il était de belle taille, de bois peint et n’aurait pas dépareillé une église. En outre, les parois étaient soulignées d’un décor de faux appareil tracé à l’ocre qui conférait un aspect cossu à l’endroit. Une fenêtre à double arcature, avec des châssis de verre clair, délivrait une importante lumière.
Après avoir clos la porte, le chanoine proposa un tabouret à Ernaut et prit place sur un petit coffre agrémenté d’un coussin. Entre eux, la table était propre, bien cirée, avec quelques rouleaux et tablettes soigneusement rangés dans des casiers. Gembert posa délicatement sa baguette à côté de lui et, joignant les mains, attendit les questions. Son aspect débonnaire si peu après avoir laissé exploser son mécontentement désarçonnait un peu Ernaut. Il lui fallut un peu de temps avant de formuler sa demande.
« Il me faut encore moissonner quelques épis pour mon maître, et j’avais espoir que vous pourriez avoir remembrance de détails d’importance. Auriez-vous souvenir de pérégrins ou voyageurs qui auraient eu suspects agissements, lors des malheureux événements ? »
Le chanoine dévisagea Ernaut comme s’il n’avait pas compris, puis prit une profonde inspiration avant de parcourir ses souvenirs. Tout le temps que dura cette recherche, Ernaut laissa divaguer son regard sur les motifs du tapis et des draps de lit. Lorsqu’il se sentit prêt, Gembert se pencha légèrement en avant, croisant les bras qu’il appuya à demi sur la table.
« Même en cherchant bien, je ne vois rien de bien exceptionnel. Nous avons eu quelques visiteurs de marque, mais aucun d’importance. Des pérégrins venus pour leur majorité de Triple((Tripoli, actuellement au Liban.
)) et des environs de Nazareth, ainsi qu’un groupe venu de Champagne. Aucun n’a fait montre de la moindre malfaisance ou n’a agi de surprenante façon.
— Aucun n’a eu inhabituelle question ? »
Le chanoine secoua le menton en dénégation.
« Avez-vous souvenir de qui étaient ces notables ?
— Un châtelain royal, trois barons de moindre statut, de Normandie, d’Auvergne et de Novgorod, un notable Pisan…
— Nul du royaume des Alemans ou de Byzance ?
— Pas ces derniers temps. Quoique le boyard soit de certes passé en les territoires du basileus.
— Qu’est-ce donc qu’un //boyard// ? Un Griffon ?
— C’est un baron ou chevalier des terres septentrionales, féal du roi de Kiev. On en voit parfois. Ce ne sont pas bons chrétiens comme nous, sans pour autant être hérétiques, partageant la foi des Griffons justement. »
Ernaut se dit qu’un riche seigneur à la solde du pouvoir byzantin aurait tout à fait convenu à la tâche d’éliminer une possible menace.
« Savez-vous s’il se trouve toujours dans le royaume ?
— Je ne sais. Il avait désir de faire visite au Saint Sépulcre avant de retourner en son pays. Il nous a quittés le jour où nous portions en terre notre frère Waulsort.
— Il était donc absent quand l’accident du père Herbelot est arrivé ?
— Absolument. »
Le chanoine plissa les yeux, les faisant entrer sous l’impressionnant abri de ses sourcils.
« Auriez-vous suspicion qu’il aurait à voir en toute cette histoire ?
— À peine. Disons que je tente de voir possibles pistes à flairer. Que savez-vous de lui ?
— Il se nommait Oleg, de la ville de Staraya Ladoga. On y bâtit une église en l’honneur de saint Georges et il avait grand désir de se recueillir sur la tombe de notre vénéré martyr. Il m’a donné l’image d’un fort honnête homme, fier et emporté comme le sont parfois ces rudes soldats du nord, mais de bonne compagnie et généreux avec le sanctuaire. Même si je me doute qu’il a versé bien plus généreuse obole à l’autel de sa foi, tenu par le presbytre Léo.
— Est-ce là chanoine ?
— Que non pas, s’exclama le prêtre, horrifié. C’est le chef de la croyance des Griffons ici. Ils ont usage d’une partie du sanctuaire, le petit édifice au sud, avec leur propre autel et leurs liturgies. Mais nous n’avons rien à voir les uns avec les autres. »
Ernaut n’avait pas intégré que les Byzantins puissent être aussi bien établis dans les lieux. Un clergé installé à l’année avait toute facilité pour surveiller Waulsort et leur libre accès à la basilique leur aurait permis de préparer l’accident d’Herbelot. Il se morigéna de n’y avoir pas pensé plus tôt. Il lui faudrait un jour mettre le nez dans l’organisation ecclésiastique à laquelle il ne comprenait que peu, découvrant régulièrement qu’il s’agissait d’un monde riche et complexe dont nul parmi les laïcs n’avait idée. Et s’il appartenait à l’administration royale et ne pouvait espérer qu’on y appliquerait sa justice, cela lui serait nécessaire s’il voulait mieux appréhender ce qui se déroulait autour de lui. Voyant que le silence s’installait, il hocha la tête afin de retrouver une contenance avant de reprendre, mais le père Gembert le devança.
« En ce qui concerne ce baron du nord, je ne saurais dire, mais il me serait fort surprenant que le presbytre Léo ait maille à partir avec tout cela. Pour n’être pas honnête chrétien, il n’en est pas moins bonne âme.
— Pensez-vous qu’il accepterait de parler avec moi ?
— Il ne sait que peu de toute cette histoire, à dessein. Car ainsi que vous pouvez l’apenser, il rend compte à son évêque et celui-ci à son patriarche, eux-mêmes fort impliqués auprès du pouvoir du basileus. Il serait le premier à les informer des moindres faits qui peuvent en ressortir. Vous seriez de mes gens, je vous interdirais donc de l’aborder, mais je ne sais quelle latitude vous a laissée le sénéchal en cet office. »
Le chanoine marqua un long temps, alternant des moues diverses, soit dans l’espoir qu’Ernaut développe les buts de sa mission, soit pour lui signifier sa réticence à voir un clergé étranger mêlé à ces affaires. Il s’éclaircit la voix avant de reprendre.
« Quoi qu’il en soit, il vous faudra montrer grande prudence, l’homme est savant et subtil. Il règne sur la petite communauté de Griffons de la ville avec ses clercs.
— Ils sont donc nombreux ?
— Pas tant. Il a deux diacres qui le servent, que je ne connais guère. Et les familles doivent être au plus une cinquantaine d’âmes dans la cité. Mais moult pérégrins de leur foi viennent se prosterner sur la tombe de saint Georges. Il est fort vénéré chez eux. »
Le prêtre pinça les lèvres, parut chagriné à l’idée qu’il allait énoncer.
« Serait-ce possible qu’il y ait eu quelque querelle savante à l’encontre des travaux du père Waulsort ?
— Je n’ai pas le savoir qui me permettrait de juger de cela. Je dois simplement tâcher de découvrir qui se cache derrière ces malheurs, s’il y a lieu. Il y a eu ici fort dommageables menées au détriment de la couronne et du sire évêque, il convient donc d’en dévoiler les initiateurs. »
L’explication sembla satisfaire le chanoine, qui hocha la tête en silence. Ernaut le remercia chaleureusement, indiquant qu’il ferait montre de la plus grande prudence dans ses rapports avec le clergé orthodoxe. Gembert parut apprécier cette concession à son autorité et il se montra particulièrement aimable, se levant pour raccompagner Ernaut au-dehors. C’était l’heure du repas, et il suivit son hôte jusqu’au réfectoire. Là, il l’abandonna afin de surveiller la correcte distribution des plats, non sans l’avoir poliment salué.
Ernaut retrouva Raoul, qui avalait les lentilles à grandes cuillérées comme s’il n’avait rien mangé depuis des jours. À la moquerie de son compagnon, le jeune scribe marqua une pause.
« La tâche que tu m’as donnée est fort longue, Ernaut, et je m’y emploie de mon mieux.
— En as-tu récolté quelques fruits ?
— J’ai fini de faire mon classement, à vue de nez. Il ne reste pas tant de pièces qui ont possiblement sujet à notre affaire, mais elles sont en latin pour la plupart, et griffon pour quelques-unes. Cela va me demander complexe labeur. »
Ernaut haussa les épaules, attendant que le valet qui lui déposait une écuelle pleine de lentilles au fromage avec une épaisse tranche de pain se fut éloigné.
« De toute façon, moi je n’avance guère, perdu en un brouillard dont on pourrait croire qu’il ne se lèvera jamais.
— Si le murdrier a fui, emportant avec lui tous les secrets du chanoine, il n’a pu manquer d’effacer ses traces. Nous n’en obtiendrons jamais vengeance ou réparation.
— Comme le dit mon ami Abdul Yasu, //La vengeance ne répare pas un tort, mais elle en prévient cent autres//. Pour ma part, en comprendre suffisamment peut aider à en prévenir prou. »
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