====== Chapitre 8 ======
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=== Contenu ===
* [[#Lydda, palais épiscopal, après-midi du lundi 29 décembre 1158]]
* [[#Lydda, quartier des teinturiers, après-midi du lundi 29 décembre 1158]]
* [[#Lydda, jardins de l’évêché, fin d’après-midi du mardi 30 décembre 1158]]
* [[#Lydda, cloître canonial, fin d’après-midi du mercredi 31 décembre 1158]]
* [[#Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, matin du jeudi 1er janvier 1159]]
===== Lydda, palais épiscopal, après-midi du lundi 29 décembre 1158 =====
Le ciel était une nouvelle fois assez gris quand Ernaut ressortit après manger, un vent soulevant par rafales la poussière de la cour où s’activaient les ouvriers désormais en assez grand nombre. La majeure partie d’entre eux était affectée au déchargement de pièces de bois de charpente destinées à étendre les infrastructures d’échafaudage sur lesquelles viendraient s’appuyer les voûtes et arcades. Parmi les cris des manutentionnaires, on entendait aussi les ciseaux des tailleurs et sculpteurs, ainsi que le marteau du forgeron. Le chantier n’avait pas mis longtemps à retrouver son rythme.
Ernaut chercha un moment la haute silhouette de Gerbaut, en vain. Peut-être avait-il trouvé meilleure embauche durant la trêve de Noël. Ernaut eut un instant la crainte qu’il n’ait agi comme espion pour le parti d’Aymar. Baguenaudant aux alentours des travaux, il alla se poster à l’abri d’une loge abandonnée, dont le toit de feuilles de palme était en partie effondré.
Tout en faisant semblant de ne regarder que les opérations de construction, il conservait en général les yeux tournés vers la zone sud de l’édifice religieux, où se nichait la modeste église de rite byzantin. Il lui fallut prendre son mal en patience, car il ne s’y présentait guère de monde. Tout le temps où il s’employa à surveiller, il n’aperçut que deux hommes y entrer, dont l’un par une porte annexe. Puis une famille, femme et enfants, disparut à son tour dans la bâtisse, avant de réapparaître afin de quitter les lieux.
Désespérant de tirer quoi que ce soit d’utile, Ernaut se demandait comment il pourrait procéder quand il vit arriver Bertaut, encombré d’une lourde corbeille. Le valet, après avoir frappé au bâtiment qui unissait le sanctuaire chrétien au Byzantin, pénétra par une petite ouverture et y demeura un long moment. Lorsqu’il en ressortit, Ernaut le rejoignit en quelques enjambées. Il lui sourit et se mit à l’accompagner. L’autre salua du bout des lèvres, visiblement occupé à une tâche lui tenant à cœur. La corbeille étant vide, Ernaut lui demanda ce qu’il en était.
« J’dois porter cierges et chandelles, confiés à moi par le père Breton. »
Tout en répondant, il tenta de bomber le torse, ce qui le rendit encore plus difforme qu’à l’ordinaire, en cherchant ainsi à contrarier sa bosse. Ernaut vit qu’il tenait là un sujet pour flatter le valet et le faire parler.
« Mission d’importance en effet. Est-ce pour illuminer autels et chapelles ? Même celle des Griffons ? »
Bertaut lui lança un regard comme s’il avait affaire à un simple d’esprit.
« Cul-Dieu ! Y f’rait beau voir qu’on y donne nos chandelles de bonne cire pour leur mécréance !
— Ne sont-ils pas ici en toute amitié avec le sire évêque ?
— J’dis pas que non, mais de là à leur faire aumône. Ils ont bien assez de cliquailles pour orner leurs murs, qu’ils y mettent lampes à leur convenance. D’aucune façon, le vieux n’y voit goutte.
— Comment ça ?
— Leur père abbé ou je n’sais comment qu’ils l’appellent, il doit s’faire guider pour marcher tellement y voit rien. Alors que ferait-il de nos bons cierges ? »
Cela augurait mal de la capacité du prêtre à aller nuitamment occire Waulsort ou organiser une chute mortelle dans le chantier.
« Tu parles de raison, compère. Pour ma part, je leur reprendrai bien volontiers cette église pour la rendre à Dieu. Qu’ils aillent faire leurs priements impies en un autre lieu que notre sol sacré !
— Oh, y sont pas bien gênants ! Et pis y sont discrets, qu’y n’effraieraient pas un agneau. Sans compter qu’on peut aller faire oraisons en leur chapelle, ils n’y voient pas malice. J’y suis été une fois, histoire de me rendre compte de comment qu’c’est.
— Et alors ?
— Y’a trop de couleurs partout, que ça embrouille les sens. Pis y mettent de l’encens qu’on dirait que ça leur coûte rien. J’peux dire que j’ai vu et que j’en ai eu ma suffisance. »
Comme ils arrivaient aux abords du cellier, il salua d’un signe de tête et poursuivit son chemin dans le bâtiment. La discussion incita Ernaut à y aller constater de ses propres yeux. S’ils ne refoulaient pas les catholiques, il pourrait ainsi mieux voir ce qui se passait. Et si on l’interrogeait, il avait toujours la fable du chantier possible pour une propriété royale. Il entra donc d’un pas décidé dans l’édifice. Il y fut surpris par la taille modeste, amplifiée par la surcharge picturale des murs et les ténèbres relatives. La majeure partie de la lumière extérieure pénétrait par de chiches baies et on ne discernait l’espace qu’à la lueur de lampes à huile. Des personnages, certainement des saints, ornaient de leur profil hiératique la plupart des surfaces, l’air sévère. Face à l’entrée, un complexe cycle de peintures se déployait de façon colossale, présentant des visages austères et sentencieux. Sentant d’instinct le sacré de l’endroit, il se signa lors d’une brève génuflexion et avança, plissant les paupières le temps que ses yeux voient mieux dans les ténèbres.
Il n’avait pas fait plus de quelques enjambées qu’une voix résonna, dans une langue qu’il ne comprit pas. Il aperçut un minuscule vieil homme, tout de noir vêtu, qui venait vers lui d’un pas hésitant. Recouvert d’une tenue sombre sans ornement et coiffé d’une toque de même couleur, on ne discernait de lui que son impressionnante barbe blanche surplombée d’un nez tout aussi imposant. De ses manches s’échappaient des mains chenues, d’albâtre. Il les portait en avant comme pour se garantir des obstacles et Ernaut comprit que ses yeux, noyés de cataracte n’y voyaient plus guère. Ce devait être le fameux responsable. Il le salua poliment, sans ostentation, et obtint en retour des paroles amicales, l’invitant à se recueillir tout son saoul dans ces lieux.
« La merci de votre amiable accueil. Je ne suis pas de votre foi, je le confesse.
— Je m’en suis douté, vu que vous n’avez entendu mon premier appel. Vous êtes celte, n’est-ce pas ? Nombreux furent vos prédécesseurs ici, qui ont usé de cette chapelle quand la grande mère ecclésiale était effondrée. Nous avons usage de partager ces lieux. »
Il s’apprêtait à repartir, mais Ernaut voulait en apprendre plus.
« Accueillez-vous souventes fois des gens de ma foi ici ?
— Pas tant qu’il s’en trouve près le sépulcre du saint, mais il s’en encontre d’aucuns, poussés par la curiosité, peut-être, et le froid, parfois, qui aventurent leurs pas jusqu’ici. Pourquoi cette question ?
— Je suis de Jérusalem, et je n’ai pas usage de vos églises. Chez moi, on voit certains autels qui vous sont accordés…
— Vous êtes donc de cette première catégorie, d’autant que le ciel est assez clément aujourd’hui. Disposez de ces lieux comme de votre église. Je vous demanderai juste de demeurer en deçà de l’iconostase, les lieux en delà étant réservés aux officiants tels que moi. »
Il se tourna vers le mur oriental en le désignant de la main, puis appela dans sa langue natale, avant de se retourner une nouvelle fois vers Ernaut.
« Je suis désolé de n’avoir plus guère de temps à vous consacrer, mes diacres reviennent à peine d’un long voyage et nous avons encore labeur pour préparer dignement la Théophanie.
— Je m’en voudrais de léser les ouailles d’un prêtre. Étaient-ils absents pour quelque religieuse affaire ?
— Oh non, et il s’en est fallu de peu qu’ils ne soient pas de retour à temps pour la naissance de Christ. »
Il eut un petit sourire, noyé dans sa barbe tandis qu’il envisageait Ernaut de ses yeux en partie aveugle.
« Je le devine, vous êtes bien plus que vous ne le dites. Si le sire évêque vous a mandé pour savoir s’ils avaient bien recueilli notre écot aux nécessaires travaux, rassurez-le. Nous avons reçu toutes les assurances ! Il nous faut quelques jours encore et nous lui ferons porter le tout.
— De quels travaux parlez-vous ? »
Le vieil homme sourit une nouvelle fois, chassant l’air de la main comme s’il entendait une bonne blague. Il salua Ernaut d’un signe de tête puis s’éloigna de sa démarche lente. Il ne restait plus à Ernaut qu’à ressortir. Il lui faudrait voir à faire surveiller le presbytre et ses acolytes, au cas où ils auraient des activités cachées et que tout ce discours ne fût là que pour l’embrouiller. Le prêtre semblait bien trop mal allant pour nuire à quiconque, mais il avait l’influence suffisante pour pousser un fidèle à passer à l’acte.
Avant tout, Ernaut voulait s’assurer de l’absence des deux assistants. Il se rendit donc à la salle du chapitre où il pensait retrouver le doyen, mais il le rencontra dans le cloître, brandissant d’étranges objets de bronze devant un parterre de jeunes élèves tonsurés. Ernaut s’approcha sans bruit, découvrant que le chanoine était en train d’expliquer le fonctionnement assez complexe de l’appareil qu’il tenait en main. Relativement plat et circulaire, on pouvait le suspendre par un anneau et divers cadrans pivotaient autour d’un axe. Aux dires du vieil homme, cela servait à des calculs astronomiques.
Comprenant qu’Ernaut venait pour l’entretenir, le père Elies invita un de ses étudiants à le remplacer. Il s’avança alors vers une autre aile du cloître, où parler plus à leur aise.
« Je suis désolé de vous interrompre en pleine leçon, père doyen, mais il me faut avoir confirmation de quelques faits.
— Il n’y a pas offense, nous entamons à peine les premiers degrés de l’astronomie avec ces jeunes gens. Il est temps pour eux d’apprendre à compter dans le temps et l’espace. Le comput demande un esprit habile et bien ciselé.
— Le comput ?
— Connaître épacte, indiction et autres éléments essentiels à la détermination des Pâques, par exemple. C’est tâche fort difficile, qui ne se peut qu’une fois maîtrisés tous les autres savoirs, fors la théologie, bien sûr. »
Ernaut se demanda tout à coup si le vieil Élies n’était pas plus savant qu’il ne le laissait croire. Peut-être avait-il eu partie liée avec Waulsort dans ses travaux, ou s’y intéressait, voire les jalousait. Pour être chanoine, il n’en était pas moins homme.
« Je ne suis pas tant raffolé de ces sciences qui n’aident en rien à se rapprocher de Dieu, mais il en est besoin pour respecter les usages du culte. Maintenant que nous avons perdu notre écolâtre, je ne suis pas acertainé que nous continuerons à enseigner ainsi. Il ne me semble de nul usage d’ainsi se farcir le crâne avec ces savoirs superflus. La prière me semble bien plus assuré chemin. »
Il eut un petit soupir et, prenant le bras d’Ernaut, se rapprocha de lui.
« Mais vous n’êtes céans pas pour études. Demeure-t-il quelque ombre que je pourrais dissiper de mes lumières ?
— Si fait, père doyen. Je me demandais si vous avez bonne fiance avec les pères griffons qui ont leur culte dans la chapelle méridionale. Et si vous pouvez me dire s’ils se sont absentés ces derniers temps.
— Le vieux Léo aurait-il part à notre affaire, mon garçon ? Il faudrait en parler au sire évêque, qu’on leur retire l’usage de ces saints lieux.
— Je n’y crois guère, mais pour faire de mon doute une certitude, j’ai besoin de votre aide. »
Le vieux chanoine se renfrogna, peut-être déçu d’abandonner si vite une piste pour se débarrasser d’un culte concurrent.
« Ils sont toujours à chicaner pour tout et rien. Et ne paient pas la dîme, ce qui est grand hontage. Sans compter qu’on croirait traiter avec des Juifs tellement ils se cramponnent à leurs monnaies. Il a fallu que le sire Constantin s’y reprenne à plusieurs fois pour qu’ils daignent verser leur part en ces travaux.
— C’est justement à ce propos que j’ai besoin de précisions. Les desservants qui assistent le vieux presbytre se sont absentés récemment ?
— Il était bien temps ! Ils geignaient de ne pouvoir verser monnaie comme on les attendait d’eux. Le père évêque leur a intimé de collecter suffisante somme, faute de quoi ils verraient leur sanctuaire fort diminué. J’aurais préféré qu’il les chasse incontinent, mais il a le naturel amiable et pardonneux…
— Avez-vous remembrance de quand et quand ils étaient fors Lydda ?
— Je ne sais plus de juste, mais ils sont partis peu après la Fête de tous les saints((La Toussaint, soit le 1er novembre.
)), pour ne revenir que ces jours-ci, demandant encore délai alors même que la Noël est passée et qu’ils sont en retard ! »
Ils étaient donc au loin lors des meurtres et de l’accident, comprit Ernaut. Cela ne les dédouanait pas d’une possible participation à un complot, mais en ce cas ils auraient dû recourir à des complices. Ils auraient parfaitement pu orchestrer toute l’affaire, profitant de leur absence pour recruter des séides ou contacter des hommes de main. Il remercia avec chaleur le doyen et le laissa reprendre son cours. Il lui fallait discuter de nouveau avec le teinturier pour en apprendre plus sur cette fameuse poudre de lune. Le recours à une telle préparation trahissait le complot. Si le chanoine et son assistant avaient bien reçu des coups qui avaient répandu le sang, user de ce composant ne servait qu’à cacher le forfait et semer le doute. C’était à la fois une façon de brouiller les pistes et un avertissement envers ceux qui auraient été tentés de poursuivre les mêmes recherches : le danger était gigantesque, les forces adverses terribles et incontrôlables.
===== Lydda, quartier des teinturiers, après-midi du lundi 29 décembre 1158 =====
Ernaut retrouva sans mal l’atelier d’Amos, la ville n’étant pas si vaste et sinueuse que Jérusalem. Les portes du lieu étaient largement ouvertes sur la rue où de nombreux fils étaient suspendus entre de provisoires crochets et bâtons. De l’un à l’autre, des gamins allaient et venaient, dévidant des écheveaux enroulés autour de leurs bras maigres. L’endroit sentait toujours aussi mauvais et le sol était constellé de taches brunes diverses qui gouttaient depuis les cuves jusqu’aux fils tendus.
Le maître teinturier ne le laissa pas approcher qu’il s’avançait déjà à sa rencontre, s’inclinant de façon appuyée. Ernaut lui trouva le sourire un peu forcé, mais ne s’en fâcha pas. Il aimait à savoir son interlocuteur mal à l’aise, cela n’en rendait que plus facile son objectif. Il le salua poliment, mais sans se départir d’un air de sérieux qu’il espérait respirer l’autorité. Tout en jetant un œil circonspect aux larbins qui allaient et venaient, Amos invita Ernaut à pénétrer dans son atelier, mais ne se dirigea pas vers le cagibi de la fois précédente. Il conduisit Ernaut à travers un jardin joliment fleuri jusqu’à une petite salle protégée d’une galerie. Une femme aux traits sévères, le visage cerclé d’un foulard chamarré les accueillit d’une voix monocorde puis disparut rapidement dans une autre pièce. Elle en revint avec un pichet de vin et des pains plats aux olives. Amos fit le service avant de prendre la parole.
« Je suis bien aise de vous revoir, mestre Ernaut. J’ai tâché d’en savoir plus auprès de quelques amis à propos de l’escarboucle. J’ai envoyé quelques lettres, mais je n’en espère pas réponse avant long temps.
— J’espère que ce fut là discrète inquisition.
— Nul ne s’étonne des curiosités des teinturiers, n’ayez crainte ! Outre cela, j’ai retrouvé de vieilles lettres de mes maîtres et amis. La récolte n’est point tant large, mais de bonne qualité. »
Ménageant ses effets, il s’accorda une longue rasade et quelques bouchées avant de reprendre.
« Peut-être voulez-vous m’enquérir de certains points avant que je ne vous narre mes trouvailles ?
— Mes questions trouveront peut-être réponse dans votre récit, faites donc.
— Je ne sais si vous avez souvenance que je pensais l’escarboucle fort dangereuse. Elle l’est bien plus encore : le simple fait de la toucher ou d’en respirer les vapeurs fétides est mortel. Et, comble du danger, il suffit parfois qu’elle soit exposée à l’air pour s’enflammer d’elle-même. C’est ce qui la rend si rare. Il n’existe qu’un seul moyen de la conserver : il faut la maintenir en un endroit frais, noyée dans de l’eau et l’y manipuler avec pincettes. »
Il ajouta, avec un sourire mi-figue mi-raisin :
« On comprend alors pourquoi il ne s’en rencontre que peu. C’est là fort périlleux composé. Outre cela, le point le plus intéressant, c’est qu’il se nourrit de vie et dédaigne les choses mortes.
— Qu’est-ce à dire ?
— Ses flammes dévorent les chairs, mais pas les habits. Et ses vapeurs viennent ronger en dedans.
— Peste ! C’est là composé bien démoniaque !
— D’autant qu’il n’en faut que très peu. Un mithqal suffit à tuer plusieurs hommes, dit-on. »
Voyant qu’Ernaut ne visualisait pas les quantités, Amos précisa :
« Le poids d’un dinar en or, mon ami. Rien de plus !
— C’est terrible. Une telle poudre anéantirait bien vite n’importe quel ost !
— S’il se trouvait quelque ingénieux savant assez fou pour fabriquer l’escarboucle en grande quantité et assez habile pour la faire transporter sans qu’elle ne se retourne contre ses créateurs. Rendons grâce qu’il ne s’en est trouvé aucun jusqu’à ce jour.
— Est-ce compliqué d’en obtenir ?
— Si fait. On l’obtient à partir de grandes quantités d’urine, que l’on doit putréfier, selon des procédés complexes dont je n’ai pas le détail. Seuls de zélés et compétents érudits doivent détenir de tels secrets.
— Nul ne saurait la fabriquer discrètement ?
— Je ne le pense pas. Il faudrait force ustensiles adaptés et beaucoup d’efforts, sans garantie de réussir. »
Il était possible que le chanoine se soit intéressé à une telle poudre, mais en ce cas, il demeurait étonnant qu’on n’en trouve aucune mention dans ses écrits, du moins jusqu’à présent. Pour Ernaut, il apparaissait clairement que quelqu’un était intervenu, d’une façon ou d’une autre, pour mettre un terme aux recherches et qu’il avait usé de l’escarboucle pour camoufler ses agissements. L’hypothèse des Byzantins jaloux de leur secret du feu de guerre lui semblait la plus pertinente.
Ernaut demeura encore un petit moment avec le teinturier, appréciant fort le vin, puis se résolut à le laisser retourner à ses travaux. Il dirigea alors ses pas vers le quartier où avait résidé Waulsort. Il n’avait pas l’intention de fouiller une nouvelle fois dans la maison, mais espérait y rencontrer son jeune espion, Hashim. Il se rendit d’instinct à l’atelier de Umayyah qui l’accueillit aimablement, occupé qu’il était à refendre des feuilles de palmier afin de les tresser. Par politesse, Ernaut s’enquit de ses affaires et de sa santé avant de demander après Hashim.
« Il traîne dans les environs comme à son habitude. Je l’ai vu passer en clopinant avant le mitan du jour, les bras encombrés de paniers.
— Clopinant ? Il avait plutôt usage de courir !
— C’est ce qui m’a surpris, il a un de ses pieds emmitouflé d’un linge et lui en ai demandé la raison, il s’est contenté de hausser les épaules. »
Ernaut remercia l’artisan et reprit ses recherches. Il découvrit finalement Hashim occupé à refaire son bandage improvisé, installé sur le toit-terrasse d’un petit cellier en contrebas de la rue. En le voyant, le gamin se fendit d’un sourire plus commercial qu’enthousiaste.
« Alors, Hashim, j’avais grande crainte, à te voir ainsi déserter les rues ! J’espère que tu vas bien !
— On s’débrouille, mestre. »
Désignant le pansement rudimentaire, Ernaut s’assit à ses côtés, désireux de ne pas trop l’impressionner.
« J’espère que cela n’est pas trop grave. Que serait Lydda sans le bruit de tes courses en les rues ?
— Tout ira bien, mestre, n’ayez crainte. »
Ernaut se pencha pour voir de plus près le chiffon servant de pansement.
« As-tu vu chirurgien pour cela ? Que male mort ne vienne pas s’y loger ! »
Haussant les épaules, Hassim déroula un peu son bandage et lui montra les marques bleutées encore légèrement encroutées de sang.
« L’imam m’a dit de nettoyer tous les soirs à l’eau claire. Ça guérit bien, même si ça gêne un peu !
— Comment as-tu reçu pareille navrure ?
— Parfois, je fais le muletier jusqu’à la côte. Je n’aime pas tant ça les bêtes, et elles me le rendent bien. Une de ces satanées bourriques m’a marché sur le pied. »
Il rattacha son tissu, puis adressa un sourire enjoué à Ernaut.
« Mais ne craignez rien, je peux encore vous être utile.
— En ce cas, j’ai en effet ouvrage pour toi. J’aurais besoin que tu gardes les yeux sur quelques drôles.
— Ceux de l’autre fois ont fini par quitter la ville, par la porte de Samarie.
— Je l’ai su, maugré ton absence pour m’en rendre compte. »
Désappointé de cette rebuffade lancée sans y penser, Hashim pointa du nez, au grand dam d’Ernaut. Celui-ci souhaitait entretenir l’enthousiasme de son jeune ami, afin qu’il s’acquitte de cette nouvelle mission avec autant de cœur que précédemment.
« Mais c’est sans importance. Il va te falloir venir avec moi jusqu’au sanctuaire Saint-Georges. Je t’y désignerai ceux dont tu dois t’inquiéter. Et il serait bon que tu embauches de nouvel tes petits compagnons.
— Je ne saurais aller en l’enceinte de la forteresse, l’accès nous en est défendu. À moins de leur graisser la main, nul homme du guet ne nous laisse entrer. Ils nous disent chapardeurs.
— Je ferai en sorte que tu puisses aller et venir sans t’en inquiéter. »
Tout en se relevant, il demanda à Hashim de le rejoindre vers les écuries de sa précédente mission, avec au moins deux de ses compères. Il souhaitait vérifier une nouvelle fois si les envoyés du commanditaire n’étaient pas revenus. Il eut à peine le temps de s’en enquérir auprès du valet que la petite bande sautait d’un pied sur l’autre sous le bosquet de palmiers de la place adjacente.
Il les mena jusqu’au palais, amusé de voir leur plaisir à l’idée de franchir une des limites de leur territoire. Les hommes de faction ne firent guère d’objections à la demande d’Ernaut de laisser aller et venir les gamins, étant donné qu’ils étaient commissionnés par un sergent du roi. L’un d’eux fit grise mine, mais s’efforça maladroitement de le cacher. Ernaut s’imagina être à la place de la petite bande et se rappelait les nombreuses transgressions avec ses amis d’enfance à Vézelay. Il eut une fugace pensée pour son frère ennemi d’alors, Droin, arrivé à son tour en Terre sainte pour y trouver embauche comme valet de ferme. Il avait gardé l’habitude d’user de son prénom quand il sentait qu’on pouvait lui reprocher ses agissements.
Il mena discrètement ses espions au travers du chantier en pleine activité, afin de leur indiquer les personnes à surveiller. Il lui était facile de décrire le vieux prêtre byzantin, mais les deux servants lui étaient inconnus et il devait s’en remettre à l’astuce des gamins des rues pour en deviner l’apparence. Il donna aussi quelques méreaux à Hashim pour qu’ils se trouvent à manger le temps de leur vigie. Lorsqu’Ernaut désirerait un rapport, il se nouerait son foulard sur la tête en un turban. Ils n’auraient à ce moment qu’à le suivre jusqu’à un endroit discret où ils pourraient discuter à loisir.
Une fois ses instructions délivrées, il les laissa se disperser à leur gré et prit la direction des cellules des chanoines. Il était content de sa journée et souhaitait s’en entretenir avec Raoul. Il ne détestait rien tant que de demeurer inactif. Même s’il n’avait guère appris de choses nouvelles, au moins s’était-il bien occupé depuis le matin, et il en ressentait une grande satisfaction. Avec un peu de chance, les découvertes seraient aussi en bonne voie dans les recherches parmi les écrits de Waulsort.
Raoul ne déverrouilla la serrure qu’une fois qu’Ernaut eut accompli la frappe convenue et se soit annoncé de la voix. Le scribe avait disséminé les documents au travers de toute la pièce et devait sautiller entre les tas pour ne pas perturber son classement. Ernaut opta pour la prudence et se cantonna aux abords de la porte.
« J’ai fait copie de quelques pièces, déjà, mais il me semble fort douteux qu’il n’en naisse rien d’utile. C’est par trop fragmentaire.
— Combien te reste-t-il de documents à trier ?
— Aucun, justement. C’est pour cela que j’ai commencé copies. Je note chacune des fois où il semble faire allusion au feu de guerre des Griffons, ou fait référence à un savoir qui pourrait être en rapport. Mais il ne se trouve que bien peu de choses, une fois le reste écarté avec certitude. »
Raoul prit un air contrarié, plissant les sourcils.
« Plus je parcours ces lettres, plus grandit en moi la conviction qu’il y manque l’essentiel.
— Le sire évêque a pourtant assuré que nous avions tout ici.
— De certes. Tout ici était mélangé, mais une fois un peu d’ordre apporté, il me semble qu’on a retiré justement des travaux du chanoine tout ce qui aurait été le plus pertinent. Je n’ai là que vagues formulations, notes confuses de lectures et vagues copies de textes d’anciennes langues.
— Essentiels travaux qu’un murdrier aurait pu emporter une fois son forfait accompli.
— Exactement. »
===== Lydda, jardins de l’évêché, fin d’après-midi du mardi 30 décembre 1158 =====
Estimant qu’il était important pour lui de tenir son rôle, Ernaut s’était efforcé depuis le matin de ne pas sembler se préoccuper des prêtres byzantins, ni n’avait porté ses pas vers la demeure de Waulsort. Il se contentait de passer le temps en échangeant avec les maçons, charpentiers et tailleurs de pierre, se baladant parmi les ouvriers tout en faisant mine de prendre un grand intérêt à ce qu’ils faisaient. Ce n’était d’ailleurs pas complètement feint. Il n’aimait rien tant que laisser libre cours à sa curiosité naturelle et son statut d’envoyé du roi, d’invité de l’évêque, lui donnait toute l’autorité dont il avait toujours rêvé.
Les travaux abordaient une phase délicate, le chantier devait avancer pour élever une nouvelle travée plus à l’ouest. Chaque tranche était ainsi montée jusqu’à être hors d’eau avant de se voir complétée d’une voisine occidentale. Cela avait permis, en commençant par le chœur à l’est, de rendre l’édifice au culte très rapidement, tout en ayant un programme architectural ambitieux. Ernaut était surpris de la quantité de pierres et même de sculptures qui était récupérées sur les ruines environnantes. Les Romains avaient bâti de vastes complexes, abandonnés par la suite et il s’y trouvait de grandioses vestiges dans lesquels puiser de quoi concevoir de nouveaux ouvrages de grande envergure. Il avait appris que la collecte des plus beaux éléments était un privilège que les puissants s’arrachaient, désireux de ne pas voir leur voisin, et certainement pas un bourgeois, s’accaparer les plus magnifiques réalisations du passé.
Il découvrit également qu’au contraire de la Bourgogne où il était né, où les forêts étaient nombreuses et fournies, le royaume de Jérusalem manquait perpétuellement de bois d’œuvre de qualité. Le comté de Triple, au nord, en expédiait d’importantes quantités, et on acheminait même des pièces de charpente depuis l’autre rive de la Méditerranée. Un des chanoines lui avait expliqué que les mahométans avaient abattu la basilique à l’approche de Godefroy de Bouillon afin de l’empêcher d’en utiliser les poutres pour en faire des engins de siège contre Jérusalem. Cette décision impie n’était pas pour rien, selon lui, dans la victoire de leurs glorieux prédécesseurs, saint Georges n’ayant pu laisser pareil affront impuni.
Ernaut avait vu parfois passer Hashim ou l’un de ses commissionnaires, mais il avait veillé à ne pas leur accorder d’attention. Le succès de leur mission dépendait de sa capacité à lui d’en faire peu de cas. Il avait estimé qu’une journée suffirait à avoir une bonne idée des agissements habituels des prêtres byzantins. Il avait hésité à prêter la main à Raoul, mais ce dernier se contentait de lire les documents l’un après l’autre, puis les disposait en tas précis, après en avoir noté éventuellement certaines phrases. Ernaut n’était donc en mesure de lui apporter aucune aide et risquait fort, au contraire, de le retarder, par ses incessantes envies de bavardage.
Le ciel de cette fin de journée se montrait clément, d’évanescents filaments cotonneux s’étirant haut dans l’azur. La température était assez froide, un vent du large délivrant humidité et fraîcheur. Assis sur un petit banc près du chevet de l’église, Ernaut admirait le doux balancement des palmiers. Les valets finissaient d’empierrer une vaste zone avec ce qu’ils avaient récolté dans les parcelles environnantes. Les hommes n’avaient plus guère d’entrain pour leur tâche et attendaient visiblement avec impatience que vêpres sonnent l’arrêt du labeur. Indifférentes aux travailleurs, des volailles picoraient parmi la terre remuée quasiment au milieu de leurs jambes.
Depuis qu’il était revenu, Ernaut venait prier chaque jour sur la tombe d’Herbelot. Sans se l’expliquer vraiment ni chercher à en savoir la raison, il se sentait en devoir de telles actions de grâce quotidiennes. Il n’avait pas été si proche du jeune clerc, mais il lui semblait que partait avec lui quelque chose de son enfance. Étonnamment, le décès de l’agaçant petit bonhomme l’affectait plus que le fait qu’il ne reverrait jamais son père ni la plus grande partie de sa famille en dehors de Lambert.
Lorsque la cloche commença à résonner, Ernaut se leva et sortit son turban de sa sacoche. Il avait appris à le nouer plus adroitement avec le temps et, surtout, il veillait à le poser sur un bonnet, //ma’raqa//, qui permettait de l’ôter et de le remettre commodément. C’était là une pratique plutôt citadine dont Abdul Yasu s’était fait un plaisir de lui montrer l’usage. Il flâna un moment près des loges d’artisans, assistant à leur fermeture l’une après l’autre. Puis il prit la direction d’un quartier en ville où il savait trouver un petit souk qui accueillait tavernes et commerces de bouche. Installé autour d’une belle place où s’activait un moulin entraîné par un âne pour emplir un abreuvoir, il offrait en outre l’avantage de n’avoir qu’une porte d’entrée, férocement gardée par un concierge borgne. Il était donc facile d’en surveiller discrètement les arrivants et de découvrir une filature.
Ernaut acheta quelques beignets de poisson enfilés sur des bâtonnets, avec du pain et une sauce au cumin à base de pois chiches. Il se fit également servir une bière de couleur brune, assez épaisse, avec une mousse compacte. Cela lui constituerait, ainsi qu’à son espion, un souper acceptable. Autour de lui, des bandes de jeunes gens, journaliers sans épouse ni mère pour leur faire à manger, venaient chercher de quoi se restaurer pour le soir et le lendemain. Chez ces manouvriers désargentés, c’était le pain qui était le plus important des achats, parfois agrémenté de purée de pois ou d’olives, voire d’un peu d’huile. En outre, ils allongeaient la ration de vin qu’ils faisaient verser dans une outre ou une calebasse d’une large rasade d’eau prélevée au moulin. Il sourit pour lui-même, heureux d’échapper pour l’heure à une vie aussi laborieuse. Les curés lui avaient enseigné que Dieu avait prévu un rôle à chacun et qu’il ne fallait pas en bousculer les desseins, mais le remercier de ses bienfaits, quelle que soit sa place dans le monde. Pour les fréquenter chaque jour, Ernaut estimait qu’il faisait mieux vivre à être baron richement doté que portefaix ou terrassier et qu’il était alors plus aisé d’entendre les sermons des prêtres.
Il s’installait à peine pour prendre son repas qu’Hashim se découvrit à lui subitement. Le gamin avait réussi à pénétrer dans le souk sans être vu d’Ernaut et arborait cet air satisfait de celui qui sait la récompense proche. D’un geste, Ernaut l’invita à s’assoir à ses côtés et lui tendit de quoi se restaurer.
« Alors, as-tu joli conte à me narrer ? »
La bouche déjà pleine, Hashim se contenta de hocher la tête, avalant à grande vitesse ce qu’on lui avait offert. Ernaut lui fit comprendre qu’ils n’étaient pas pressés et qu’il pouvait donc prendre son temps pour manger, mais le gamin dévora tout ce qui lui avait été attribué avant même qu’Ernaut n’ait eu le loisir de finir la moitié de ses brochettes. Puis il s’éclaircit la voix d’une petite gorgée de bière, pour enfin s’essuyer les lèvres d’un grand mouvement du bras.
« Les imams ne bougent guère en dehors de leur mosquée. Ils vont et viennent parfois jusqu’au palais, où on ne peut entrer. Et à la nuit, s’en retournent chacun en sa demeure.
— Rien de particulier sur celles-ci ?
— Non, ils demeurent dans le même quartier, au sud, près d’un petit souk de changeurs. »
Ernaut posa diverses questions sur les agissements des trois prêtres, sans que le moindre élément ne lui parût suspect. Ils s’occupaient du sanctuaire, des quelques fidèles habitant en ville, et rien de spécial ne semblait exister entre eux, la demeure de Waulsort, la cellule où ses notes étaient gardées pour l’instant sous la surveillance de Raoul, ou le repaire d’Aymar et ses hommes. Assombri de voir ses espoirs déçus, Ernaut décida de se réconforter avec des pâtisseries à la pistache et en proposa à Hashim, dont les yeux brillèrent d’excitation en réponse.
Tandis qu’ils dévoraient les sucreries, constatant bien le désappointement de son employeur, le gamin s’efforçait de rapporter les moindres éléments qu’il avait pu observer, même ceux qui lui avaient paru insignifiants. Peut-être aspirait-il à un renouvellement de sa mission ? Mais Ernaut ne releva rien dans la majeure partie de ses déclarations.
« Je ne sais si c’est d’usage pour toi, mais il se trouve aussi un habitué à leur mosquée parmi les gens du palais.
— Du palais ? Un chanoine ?
— Non, un des ymagiers qui œuvre en leur temple. Il va et vient assez souventes fois. Au vu des moments, il est possible qu’il prenne ses repas avec les imams des Romains.
— Cela me semble fort étrange qu’artisans et clercs se mêlent ainsi. Ils n’ont nul hospice pour pérégrins, qui se rendent tous au réfectoire de l’évêque ! »
Hashim haussa les épaules, préférant se cantonner dans un rôle d’observateur.
« As-tu fait le compte de ses venues ?
— Non pas. Mais cela peut se faire dès à présent ! »
La perpétuation implicite de l’embauche n’échappa pas à Ernaut, qui accorda un sourire à son rusé petit ami. Il acquiesça, tout en tentant d’en savoir plus.
« Quels travaux cet homme fait-il ?
— Je ne sais pour l’heure, mais cela sera vite découvert. Je pourrai te le montrer demain matin. Souhaites-tu que nous l’ayons à l’œil aussi ? Nous ne suffirons pas à la tâche.
— Je ne suis pas acertainé que le sire évêque apprécierait que vous soyez trop nombreux à courir en ses lieux. Préférez l’artisan aux clercs si vous devez choisir, mais essayez de les surveiller tous, autant que faire se peut. »
Hashim hocha le menton, déçu de n’avoir pas là l’occasion d’augmenter ses tarifs. Il avait déjà âprement marchandé, expliquant que s’absenter de ses rues pendant plusieurs jours risquait de les voir conquises par de jeunes entreprenants qui n’apprécieraient guère de laisser la place à son retour. Pour les gamins tels que lui, il existait une concurrence d’autant plus féroce qu’elle permettait d’avoir le ventre sinon plein, du moins apaisé de temps à autre.
« Au matin demain, tu n’auras qu’à me surveiller issir de l’hostellerie. J’irai tranquillement en direction du cimetière, ainsi que j’en ai usage. Trouve avec tes camarades une façon de me désigner l’artisan dont tu m’as parlé. »
===== Lydda, cloître canonial, fin d’après-midi du mercredi 31 décembre 1158 =====
Après un nouveau rapport de ses espions, Ernaut avait pu identifier celui des artistes qui fréquentait intensément le lieu de culte byzantin. C’était le maître mosaïste, qui supervisait et réalisait des décors tout autour du chœur. Pas très grand, le profil épais et empâté, poilu comme ours, il se déplaçait entre les passerelles et le sol avec une aisance qui rappelait celle du singe de l’évêque. Ernaut n’avait pas trop attardé son regard sur lui, mais il lui avait trouvé aimable faciès. La tête ronde et joufflue, des plis soulignaient ses paupières et ses traits rebondis mangés d’une barbe de plusieurs jours. Il portait sur le crâne un vague bonnet, qui avait dû arborer des décors, depuis des années effacés. Il donnait ses instructions d’une voix forte et mélodieuse, avec un demi-sourire sur le visage. Quoiqu’il semblât atteint d’une mauvaise toux qui l’interrompait souvent, il lui arrivait fréquemment de chantonner tandis qu’il s’adonnait aux tâches les plus exigeantes.
Espérant en apprendre plus sur celui qui devenait pour l’instant son principal suspect, Ernaut était parti en quête du doyen des chanoines. Las, le père Élies lui avait indiqué qu’il ne s’occupait guère des gens du chantier, se contentant d’en supporter les désagréments. Waulsort supervisait les programmes iconographiques et le drapier réglait les factures. Un peu grognon d’être dérangé pour la moindre question, le doyen ne s’était guère montré coopératif, il disait n’en savoir pas plus et ne voulait pas s’y intéresser. Ernaut en fut quitte pour se hâter vers les entrepôts où il pouvait retrouver le père Danyel. Il aurait au moins le plaisir de pouvoir y rencontrer une aimable compagnie.
Il trouva le drapier dans sa petite loge, en pleine discussion avec un groupe de marchands. Ils avaient apporté différentes toiles, que le chanoine palpait avec science. Il échangeait avec ces négociants levantins dans la langue locale avec une aisance qui rendit Ernaut jaloux. Lorsqu’il l’aperçut, le prêtre mit un terme rapidement à son entretien. Atermoyer et reporter faisait partie des négociations commerciales et les visiteurs s’éclipsèrent sans rechigner, jaugeant malgré tout avec dépit ce géant qui n’avait pas su attendre son tour.
« Il m’avait bien semblé apercevoir Sanson déambuler en nos lieux » plaisanta le chanoine, en invitant Ernaut à entrer.
Sans plus de manière, il s’assit, proposant à Ernaut d’un mouvement de la main de faire pareil face à lui.
« Notre sire le père évêque Constantin nous a confié qu’il demeurait quelques mystères à lever.
— On m’a en effet renvoyé pour glaner plus de détails sur certains points. Et j’aurais besoin de vos lumières. En tant que drapier, vous tenez les comptes, si j’ai bien compris ?
— Oui, j’ai la charge, avec le frère cellérier et l’hospitalier, de beaucoup de dépenses ici.
— C’est vous qui payez pour les travaux ?
— Certes. Cela s’est décidé avant même que je ne sois nommé. Il était convenu que c’était là besogne moins ardue que celle de mes deux frères. Les dépenses du chantier y ont donc été affectées, avec la gestion des pécunes qui va avec.
— Connaissez-vous tous les hommes qui œuvrent en la basilique ? »
Le père Danyel éclata de rire.
« Certes non ! Il s’en vient tant et plus chaque jour quémander un travail dont il sait qu’il sera payé, et bien payé, par monnaie sonnante et trébuchante. J’ai recours à des maalem((« Maître », en l’occurrence, responsable d’un des secteurs du marché.
)) ou commissionnaires qui s’occupent de ces choses. Je vois surtout maître Barsam d’ailleurs. »
Ernaut fit une moue qui n’échappa pas au chanoine, qui s’enquit de sa signification d’un regard.
« Il me faut en apprendre un peu plus sur un des hommes du chantier et je ne veux certes pas que cela se sache. Je n’en connais pas le nom, seulement la pratique.
— Dites-moi toujours, j’en ai usance, après toutes ces années. Peut-être pourrais-je le nommer ? »
Ernaut eut quelques scrupules à se dévoiler ainsi, d’autant qu’il n’avait rien de tangible pour le moment, mais le père Danyel lui inspirait confiance et il lâcha, dans un long soupir :
« Le maître mosaïste…
— Mestre Zénon de Morée((Nom que les Latins donnaient parfois à l’Achaïe, région au nord-ouest du Péloponnèse.
)) ? Que voilà artiste bien facile à nommer. Il est tant et tant connu qu’il ne vous aurait pas fallu demander à beaucoup pour en apprendre le nom ! Qu’en voulez-vous savoir ?
— Autant que vous pouvez en dire… »
Fronçant le sourcil à la gravité du ton d’Ernaut, le père Danyel prit le temps de rassembler ses idées.
« Je n’ai jamais eu à parler avec lui, mais il est de bonne fame et ne se déplace nulle part sans avoir reçu congé du roi des Griffons. Il est arrivé céans voilà quelques mois, offert par Manuel à nos territoires pour en rehausser la beauté par ses talents.
— Quelques mois ? Qu’est-ce à dire ?
— Il est arrivé après l’été, de mémoire, mais je ne saurais en dire plus. J’ai surtout souvenance que le père Waulsort en était fort enthousiaste. Il allait voir ses projets magnifiés par les doigts agiles de ce maître œuvrier.
— Ils se connaissaient donc ?
— De prime, je ne sais, mais vu que le père Régnier traçait les cartons pour tous les ymagiers, il échangeait forcément avec mestre Zénon. D’autant que ce dernier, appartenant à une autre Église, était sûrement au fait des innovations voulues par le père.
— Vous n’étiez pas en accord avec le père Waulsort ?
— Je ne suis pas tant savant qu’il l’était. Outre, je n’ai pas fréquenté les chœurs de Cluny comme lui et je trouve un peu trop dispendieux de payer à prix d’or un artisan pour parer nos églises. Sans compter que ces simples manouvriers ont caprices de barons.
— Avez-vous un exemple précis en tête de ces exigences ?
— Je n’ai que ça, mon pauvre ami. Il faut lui accorder autant d’ouvriers qu’il en fait demande. Il a droit à plus de repos, est logé à nos frais, va et vient à son gré… J’en passe tant et plus. Il a même exigé de ne travailler qu’avec ses propres mortiers, qu’on lui achemine à prix d’or depuis Byzance. Et lorsqu’il s’est blessé voilà quelque temps, il a exigé de se faire soigner par un des siens et pas par notre frère apothicaire comme il est d’usage. »
Voyant l’intérêt d’Ernaut pour un simple artisan, le père drapier se tint coi un moment, clairement circonspect sur ce qu’il devait penser de l’échange. Il semblait en redouter les implications et se résolut donc à ne pas demeurer sur une vague impression.
« Aurait-il quoi que ce soit à voir avec toute cette histoire ?
— Je ne sais. C’est pour le moment juste une piste que je me dois de flairer. »
Ils furent interrompus par le son clair de la cloche qui appelait chacun à l’arrêt de son travail et les chanoines à la prière. Par réflexe, le père Danyel se leva brusquement, le visage soudain ennuyé. Ernaut ne voulut pas qu’il aille propager ce qui n’était encore qu’une possibilité.
« Ne prenez pas ombrage de ce que je vous ai demandé, mon père. Quand bien même il aurait été mêlé à tous ces incidents, rien n’indique qu’il ait eu part à quelque perfidie. Il pourrait avoir sa place en toute autre partie. »
En disant cela, Ernaut était bien conscient de mentir. Il lui apparaissait que le mosaïste avait toutes les caractéristiques de la proie qu’il pourchassait depuis des jours. Tout semblait le désigner, y compris, et c’est là le plus accablant pour le jeune homme, sa familiarité avec les légers échafaudages du sanctuaire. D’instinct, cela fit naître en lui une colère dont il savait qu’il lui faudrait la laisser s’exprimer.
Accompagnant le père Danyel jusqu’au cloître, il l’y abandonna pour monter rejoindre Raoul. Il se demandait si le scribe avait pu trouver mention de Zénon dans les écrits de Waulsort. Selon Ernaut, s’il pouvait être établi que l’artisan avait prêté la main aux recherches du chanoine, l’affaire serait entendue.
Quand il pénétra dans la pièce, son air sombre n’échappa point à son jeune compagnon, qui choisit prudemment de demeurer loin de l’orage, replongeant le nez dans ses papiers. Il sursauta presque lorsqu’Ernaut brisa le silence d’une voix dure.
« As-tu connoissance d’un certain Zénon dans les écrits de Waulsort ? Ou d’un homme venu de Morée ?
— Cela ne me dit rien… Est-ce là un ancien savant ? Un ami du chanoine ?
— Il est vif et bien vif, et a peut-être ourdi toutes ces meurtreries. Tout m’incite à le croire, mais sans rien pour l’accuser, il lui sera facile de se prévaloir de son statut pour m’échapper.
— L’accuser ? Tu en es déjà là ? N’avons-nous pas pour mission de collecter sans agir ? »
Ernaut lança un regard courroucé à Raoul, mais ne sut lui tenir rigueur de cette remarque si bien tournée. Le visage de son compagnon lui semblait si innocent qu’il ne put s’empêcher de sourire et d’adoucir son ton.
« Tu parles de raison compère. Je vais trop vite en besogne. Disons qu’avoir solides éléments pour démontrer mon idée aiderait à convaincre le sénéchal du comte de Jaffa.
— Quoique cela ne me dise rien, je ne saurais jurer qu’un tel nom ne m’a pas échappé jusqu’alors, mais j’y porterai attention d’ores en avant. »
Il s’arrêta brusquement, comme s’il hésitait à parler, puis reprit, d’une voix mal assurée.
« S’il a pris part à ce que nous pensons, pourquoi donc le père Waulsort l’aurait-il mentionné ? Ils auraient été adversaires, pas amis…
— Je ne sais encore quel fut son rôle, ni même s’il en tint l’un quelconque. »
La voix d’Ernaut s’éteignit tandis qu’il parlait tout en réfléchissant à ces derniers développements. Puis il inspira un grand coup avant de reprendre la parole.
« J’entends ce que tu dis, mon ami. Si je peux trouver qu’il dissimule poudre de lune en ses affaires, tout sera simple. Il a peut-être poussé l’impudence jusqu’à s’en faire porter par les frères chanoines, devenus complices sans le savoir de la plus odieuse des machinations.
— J’ai peur de comprendre…
— N’aie crainte, j’en fais mon affaire. Il te faut préparer tes paquets et finir au plus vite tes travaux ici. Demain tu sauteras peut-être en selle porter des nouvelles de notre part à l’hostel le roi en Jérusalem et, surtout, au sire sénéchal du comte de Jaffa.
— Et toi ?
— Moi, je vais aller nuitamment voir si je ne peux lever un lièvre. De cela dépendra peut-être ton départ dès potron jacquet((Forme médiévale de l’expression //potron-minet//, qui désigne l’aube. Le choix de ce terme ici est en hommage à Robert Merle, qui me le fit découvrir dans son excellente série //Fortune de France//.
)). »
Sans préciser plus avant, il laissa là son ami et descendit au réfectoire, où il obtint un peu de pain et du poisson séché en guise de collation. Il se rendit ensuite dans la chambre. Il avait l’intention de s’accorder du repos avant une tâche dont il pensait qu’elle serait plus discrète en pleine nuit. Il avait jusqu’alors grogné de se faire éveiller toutes les nuits par les cloches appelant pour vigiles, mais il comptait cette fois en profiter pour mener à bien une petite incursion, dont il espérait, bien naïvement eu égard à son gabarit, qu’elle serait furtive.
Excité par la situation, il ne réussit pas à vraiment dormir et discuta un peu avec Raoul au moment où celui-ci vint à son tour pour se coucher. De nombreuses hypothèses encombraient son esprit et il se réveilla à plusieurs reprises en sursaut, croyant avoir entendu les cloches. Ce fut donc avec un certain soulagement et un peu de fatigue qu’il se mit en marche au milieu de la nuit, lorsqu’elles résonnèrent pour de bon.
Le sanctuaire restait ouvert afin de permettre à ceux des voyageurs qui le désiraient d’y faire des oraisons nocturnes. Plusieurs valets y participaient à la garde, partageant quelques grabats qu’ils tiraient dans un coin au matin. Tout en veillant à ce qu’aucune dégradation ne soit faite, leur tâche était de surtout de s’assurer que les lampes et bougies ne créassent pas d’incendie. Ils mouchaient aussi régulièrement les cierges payés par de riches donateurs, dont il avait été demandé qu’ils demeurent illuminés de tout temps.
Ernaut se rendit aux latrines, où il s’installa un moment, ne souhaitant pas croiser les ecclésiastiques lors de leur office. Après une attente impatiente qui lui parut durer une éternité, et dont il escomptait qu’elle soit suffisante, il traversa la cour pour accéder à l’église par l’entrée latérale depuis le cloître. Une lune en son premier quartier peignait d’un blanc laiteux les plantes et les décors sculptés des chapiteaux. Il s’approcha de la porte de l’édifice et n’entendit pas de chant. Il poussa l’huis doucement, dans l’espoir de se faire remarquer le moins possible.
Il devait impérativement franchir l’espace nu du transept pour se rendre vers la loge des artisans. Bien qu’ils travaillassent dans le chœur, leurs affaires étaient entreposées dans la partie occidentale du bâtiment. Même si le secteur oriental voyait ses décors en cours de réalisation, on n’y apercevait plus que de légers échafaudages disposés pour ne pas gêner les offices religieux.
Nul pèlerin n’avait souhaité profiter du privilège de dormir au plus près de la tombe de saint Georges, le lieu était calme et seules les chapelles scintillaient d’une chaude lumière. Une toux y résonna sous leur voûte. Ernaut se faufila lentement le long des murs, demeurant dans la nef latérale dans l’espoir d’être moins visible. Il marchait doucement, respirant la bouche grande ouverte. Il entrevit quelques formes allongées au pied d’un des massifs de colonnes, dans la partie méridionale. Il se dépêcha d’avancer jusque dans les ténèbres des ateliers et du chantier.
Il savait que, si des hommes du guet faisaient des rondes à l’extérieur, personne ne venait inspecter la zone durant la nuit. Les artisans gardaient leurs outils avec eux ou les enfermaient dans de solides coffres bardés de fer. Il ne s’offrait là rien d’utile à chaparder. Arrivé dans la partie du bâtiment où peintres et mosaïstes entreposaient des affaires et partageaient une petite loge, il ralentit le pas. L’endroit était particulièrement sombre et il lui fallut un long moment pour que ses yeux commencent à y discerner des formes.
La zone des mosaïques était facile à repérer, avec les casiers de tesselles de différents matériaux préparés par les commis. Les plus beaux, parfois recouverts d’or, étaient enfermés dans des coffres-forts, mais les plus communs étaient ici, triés par teinte ou par usage. Plusieurs jarres contenaient les mortiers fins qui servaient à enduire les murs et à fixer les carrés colorés. Ce qui l’intéressait tout particulièrement, c’était la grande armoire de chêne derrière tout cela. Il avait vérifié qu’elle demeurait close à tout moment et Hashim lui avait confirmé avoir vu Zénon l’ouvrir à l’aide d’une clef qu’il nouait à sa ceinture. C’était l’endroit parfait où conserver de l’escarboucle.
Caressant du bout des doigts la solide plaque d’acier qui protégeait la serrure, Ernaut sortit de sa besace un petit crochet qu’il avait confectionné avec un clou. Adolescent, il avait jalousé Droin qui était parvenu à déverrouiller un cadenas. Il en gardait le souvenir qu’il suffisait de tourner son outil avec douceur. Remuant son ustensile en tous sens sans rien comprendre à ce qui se passait, il découvrit rapidement que ce n’était pas là un exercice aisé. Droin avait dû grandement s’entraîner avant de réaliser son exploit. Il avait feint la facilité, désireux de briller devant eux.
Il tenta chacune des serrures du meuble, l’une après l’autre, sans jamais plus de chance. Il préférait ne pas trop s’acharner chaque fois, dans la crainte de dérégler quelque chose dans les mécanismes qui puissent mettre la puce à l’oreille du maître mosaïste. Pestant entre ses dents, il finit par admettre qu’il n’arriverait à rien et repartit du sanctuaire aussi discrètement qu’il y était entré. Heureusement, le valet qui tenait lieu de vigie était endormi, la tête sur l’autel, et ronflait paisiblement.
Lorsqu’il retrouva sa couche, Ernaut ne put trouver le sommeil rapidement tellement il était agacé. Malgré l’absence de nouveaux éléments, il se convainquit peu à peu de la culpabilité de Zénon de Morée et de l’urgence à en informer le sénéchal Guy. S’ils ne savaient pas qui avait commandité les travaux, au moins pourraient-ils en apprendre plus de celui qui avait tué pour protéger le secret. Encore fallait-il s’en emparer avant qu’il ne disparaisse.
===== Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, matin du jeudi 1er janvier 1159 =====
La nuit avait paru sans fin pour Ernaut, qui se réveillait sans cesse en se tournant sur sa couche. Alors que l’aube pointait à peine, il s’était rendu aux bacs pour faire un peu de toilette, partageant l’endroit avec les plus matinaux des domestiques. Puis il prit son temps pour avaler une bouillie mêlée de raisins secs. Il vit arriver et repartir plusieurs groupes, de voyageurs et artisans. Quand ces derniers furent tous sortis, il quitta le lieu et avança en direction du sanctuaire. L’église commençait à s’animer de l’activité quotidienne.
Il alla directement vers la zone où travaillaient les mosaïstes et se planta au milieu, poings sur les hanches, pour en admirer les réalisations. Ayant vérifié que Zénon de Morée était dans les environs, il s’enquit de façon bruyante du nom du responsable de ces décors auprès d’un des aides. Lorsqu’il dirigea ses pas vers l’artisan, celui-ci avait entendu qu’il était question de lui. Ernaut le salua poliment et lui expliqua qu’il était là au service du roi afin de déterminer de possibles embauches sur de futurs chantiers de la couronne.
« On me demande si souventes fois. J’ai plutôt usage de décorer églises que palais.
— Je ne doute que vos accomplissements doivent vous attirer force commandes. Pourrais-je évoquer votre nom auprès le sénéchal si d’aventures l’hostel le roi avait des projets dans vos cordes ?
— Je serais honoré de me mettre au service de votre roi. Le //basileus// aime à ce que nous partagions nos savoir-faire avec nos amis et frères en religion. »
Tout en parlant, Ernaut se tournait ostensiblement vers les décors, mais du coin de l’œil, il étudiait en détail le mosaïste, espérant découvrir une preuve physique de sa culpabilité. Il continua à alimenter la conversation en banalités, jouant lourdement son rôle de plénipotentiaire au service des projets architecturaux royaux. Sans avoir vraiment trouvé de confirmation satisfaisante de ses soupçons, il se résolut à laisser maître Zénon retourner à ses tesselles. Quand il lui tendit la main pour prendre congé, il remarqua que l’artisan avait celle de droite grossièrement emmaillotée dans des linges. Il crut même discerner un fugace rictus de douleur lorsqu’il la serra avec son énergie coutumière.
Finalement enchanté de cette initiative osée, il se contint jusqu’au cloître, marchant sans donner l’impression qu’il était pressé, puis, une fois hors de vue depuis la nef, il bondit littéralement en direction des cellules où Raoul devait finir de préparer ses affaires.
« J’ai longuement pourpensé à cette histoire au long de la nuit. Tu vas chevaucher aussi vite que tu le peux pour porter message au sire Guy. Je ne peux m’absenter, dans la crainte que celui que je pense coupable ne s’échappe.
— Tu as trouvé quelque irréfutable élément ?
— J’ai échangé quelques mots avec lui et je viens de voir qu’il a blessure à la main, peut-être en manipulant la poudre de lune. Le teinturier m’a confié qu’elle était fort friande des chairs.
— Cela pourrait aussi être anodine blessure récoltée au chantier.
— Peut-être, je n’ai pas voulu en discuter avec lui de crainte qu’il ne comprenne que mon réel intérêt n’allait pas aux mosaïques. Tout semble indiquer qu’il a commis ces méfaits. Nous trouverons tout ce qu’il faut pour l’en convaincre. Une fois en notre pouvoir, il se trouvera possiblement quelques indécis qui oseront alors jurer de ses coupables agissements. »
Raoul se frotta les yeux, peu désireux de créer une querelle. Malgré toute l’amitié qu’il avait pour Ernaut, il ne voulait néanmoins pas compromettre cette importante mission.
« Avons-nous suffisamment de choses pour accroire cela ? Le sénéchal aura sûrement pressantes questions et je me vois mal lui dire que nous n’avons rien de solide, nul témoin de quoi que ce soit.
— Je comprends tes craintes et je les partage. Il me tarde certes de rendre justice envers le pauvre Herbelot, mais je n’agis pas sans avoir longuement pourpensé. Nous sommes pour lors à la croisée des chemins. Nous n’avons aucune nouvelle piste à suivre et il se trouve que mestre Zénon a toutes les apparences du goupil que nous chassons. Il faut en rendre compte, car nous n’avons pas gré d’agir, ainsi que tu l’as dit hier. N’oublie pas qu’il a peut-être caché quelque part le fruit de ses rapines. Il pourrait tout à fait partir et s’en serait fini alors de cette histoire. Le sénéchal n’aurait pas ce à quoi il aspire et moi je n’aurai pas eu vengeance pour mon compère. Il nous faut donc obtenir agrément de notre conduite. D’où ton urgent département tandis que moi je ferai en sorte de garder notre suspect à l’œil. »
Voyant que ses explications rassuraient Raoul, Ernaut lui accorda un sourire, qui se teinta de ruse tandis qu’une nouvelle idée se formait dans son esprit.
« Porte tout ce que tu as trouvé, qui n’est pas de grande importance et narre-lui surtout que nous pourrions peut-être récupérer ce que le murdrier aurait robé après avoir occis Waulsort et son valet.
— Ne crois-tu pas qu’il a tout détruit plutôt ?
— À dire le vrai, je ne suis certain de rien. Ses maîtres romains pourraient avoir envie de découvrir ce qu’un érudit comme le chanoine aurait inventé, pour possiblement améliorer leur propre feu de guerre. Mais si nous n’offrons nul espoir en cela au sénéchal, il se pourrait qu’il dédaigne l’affaire. Et laisse partir le mosaïste. »
La contrariété que cette simple éventualité faisait naître en Ernaut s’afficha alors sur son visage de façon si nette que Raoul n’eut pas le front de remarquer autrement qu’en pensée que c’était dangereux de jouer au chat et à la souris avec puissant baron. Il se sentit soudain bien penaud. Comprenant le désarroi de son ami, Ernaut s’efforça de faire bonne figure.
« Ne penses-tu pas qu’il serait fort malséant qu’un tel maufaisant soit impuni ? Nous avons les mains liées et devons rendre compte. Faisons en sorte que nous puissions agir en bien une fois nos maîtres éclairés sur la situation.
— Toi qui es fils de vigneron, n’as tu pas appris que //Trop bas percer rend le vin trouble// ? C’est jouer avec le feu, nul baron n’aime à se savoir trahi par sien valet.
— Qui te parle de trahir ? J’entends juste lui faire comprendre ce que je crois être vrai, au plus profond de moi. Je n’ai rien à lui offrir si ce n’est la fiance qu’il peut mettre en mes instincts. Mais n’est-ce pas pour cela qu’il m’a mandé ici ? Le chasseur croit le nez de son chien, quand bien même il n’en comprend pas tous les subtils usages. »
Dans son excitation, Ernaut arpentait la petite pièce en s’exprimant. La veille nocturne n’avait pas amélioré son humeur et il était intimement convaincu qu’il tenait le coupable des forfaits.
« Explique au sire Guy tout cela, selon tes mots. Je suis à ses ordres, ainsi que le sénéchal le roi me l’a indiqué et je n’agirai sans. À lui de me dire s’il préfère que nous dénoncions ce murdrier à l’évêque, l’archevêque ou le patriarche, aux fins qu’ils le livrent au bras séculier, vicomte, comte ou roi, pour ses crimes de sang. Il sera alors bien temps de lui arracher tous ses secrets sur le feu de guerre griffon. Puis nous apaiserons les âmes de ses pauvres victimes par juste châtiment.
— Et s’il n’a rien à voir en tout cela ?
— Il sera aisé pour lui de donner gage clair de ses agissements devant ses juges. S’il est honnête œuvrier, il en sera quitte pour quelques journées de perdues. »
Comprenant qu’il ne servait à rien de tenter de raisonner son compagnon, Raoul se mit rapidement en chemin. Après l’avoir salué une dernière fois, Ernaut s’activa à rouler son turban sur sa tête. Il devait donner de nouvelles instructions à Hashim pour les jours qui venaient, dans l’attente des directives de Guy le François. Il ne fallait pas perdre le mosaïste des yeux.
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