Chapitre 2

Lydda, réfectoire du palais, après-midi du lundi 15 décembre 1158

Une fois leur repas avalé, Ernaut et Raoul demandèrent après le valet qui accompagnait Herbelot. On leur indiqua un jeune garçon, encore installé à table, occupé à dévorer avec gourmandise un plat à base de purée de lentilles qu’il étalait sur du pain. À le voir agir ainsi, on aurait pu croire qu’il n’avait pas mangé depuis des jours, ce que démentait sa physionomie replète. Les voyant s’approcher, il ralentit son rythme, accordant à Ernaut des regards un peu inquiets.

« Le bon jour à toi, l’ami. On nous a dit que tu étais valet d’Herbelot. Est-ce vrai ?

— Je suis au service de l’archevêque, mais je me consacrais tout particulièrement au père Herbelot. »

Ernaut lui adressa un sourire, qu’il espérait avenant, et s’installa à côté de lui, à califourchon sur le banc. Raoul alla faire le tour de la grande table.

« Nous aurions besoin de ton aide. Je suis Ernaut, de Jérusalem et voici Raoul. Nous sommes là pour en savoir un peu plus sur ce qui s’est passé ces jours derniers. »

En entendant Ernaut rompre le voile de secret sur lequel comptait l’évêque, Raoul s’empressa d’ajouter :

« Ne t’avise pas de bavarder à ce sujet, nul ne souhaite que l’inquiétude se propage. Si on te demande, tu diras qu’on t’a questionné sur les avis de l’hostel1) du patriarche vis-à-vis du chantier. »

Le jeune homme adoptait de plus en plus l’attitude d’un lapin devant des prédateurs. Il écarquillait de grands yeux, déglutissait et mâchait lentement. Il considéra le réfectoire presque vide autour d’eux. Ernaut attrapa le pichet, en renifla le contenu et le reposa.

« N’aie nulle crainte, je comptais Herbelot comme un mien ami, c’est ce qui motive mes questions. Quel est ton nom ?

— Germain.

— Très bien. Alors, Germain, connaissais-tu bien Herbelot ? T’avait-il fait quelque confidence sur ce qu’il faisait ici ?

— Le père Herbelot était homme de bien. J’avais grande estime pour lui, mais je n’étais que son valet, nullement son confident.

— Tu n’as donc aucune idée de ses entreprises en ce lieu ?

— Il était d’une grande érudition, je ne saurais rien dire de ses activités. Il travaillait depuis des mois à une grande œuvre qui l’enthousiasmait et il espérait encontrer un des chanoines ici pour en discuter. Las, celui-ci était mort, de façon bien étrange, alors le père Herbelot a entrepris d’en savoir plus.

— Tu vois que tu peux nous être de grande utilité, l’encouragea Ernaut aimablement. Saurais-tu nous montrer l’endroit où ce clerc est mort ? On m’a dit qu’il n’était pas dans le dortoir ni même dans le couvent.

— Si fait, il possédait belle demeure en la ville, nous y sommes allés plusieurs fois avec le père Herbelot. »

Son assurance renaissant, son rythme d’ingestion s’était accéléré et chaque phrase s’accompagnait de flocons de lentilles ou de miettes qui volaient sur la table. Il semblait bien déterminé à finir sa collation avant de décoller du banc.

« Par le plus grand des hasards, tu n’étais pas avec Herbelot quand… l’accident s’est déroulé ? »

Les yeux emplis de crainte, Germain secoua la tête, la bouche trop pleine pour s’exprimer. Il termina rapidement d’avaler ce qui traînait devant lui puis se leva. Il n’était pas très grand et peu vigoureux, plutôt indolent. Il lissa ses cheveux bruns frisés en arrière avant de coiffer un petit bonnet de feutre. Frottant les ultimes miettes de sa cotte, il signifia d’un coup de menton qu’il était prêt à y aller.

Tout en traversant les communs du palais à ses côtés, Ernaut en profita pour l’étudier à la dérobée. Il avait cru un instant que le jeune garçon, qui devait avoir quelques années de moins que lui, était un Syriaque. Il s’exprimait avec un accent, avait le teint mat et les traits assez orientaux. Pourtant il s’habillait à la façon franque, cotte et chausses et portait un prénom indéniablement latin. Cela rappela à Ernaut le valet de l’hôpital de Jérusalem dont la passion consistait à identifier l’origine des gens à leur simple tenue2). Il aurait apprécié de posséder pareil talent en cet instant.

Ils traversèrent quelques quartiers, d’abord artisanaux puis en partie d’habitation. Ils aboutirent dans une ruelle devant une petite porte à guichet qui ouvrait dans une belle demeure à étage. Chaulés peu auparavant, les murs étaient coiffés de décors triangulaires. L’endroit offrait une impression de prospérité. Ernaut interrogea Germain du regard.

« Nous y sommes, c’est la demeure du chanoine.

— Le lieu ne semble guère avoir connu d’incendie. Est-ce bien là qu’il a rendu son âme à Dieu ?

— De certes. J’y suis venu quelques fois compaigner le père Herbelot. Mais il n’y a nul dommage.»

Ernaut se gratta la tête. Malgré ce qu’avait dit l’évêque, il s’était attendu à découvrir au moins quelques traces calcinées et il se trouvait devant un beau bâtiment, dont la porte était fermée.

« Où donc le chanoine est-il mort, alors ?

— Il a brûlé ici, tout comme son valet.

— Le lieu me semble en bien bel état pour avoir été mortelle fournaise il y a peu. Ils n’ont tout de même pas reconstruit si vite.

— C’est bien là qu’on les a trouvés, on l’a affirmé sans nul doute au père Herbelot.

— Comment auraient-ils pu brûler sans qu’une partie de la maison ne s’embrase peu ou prou ? »

Ernaut se gratta le front avec plus de vigueur. Il était absurde que deux hommes puissent se consumer sans que rien d’autre n’ait été touché, même si l’incendie avait été par la suite maîtrisé ou se soit éteint par lui-même.

« Quelqu’un a dû bouger les dépouilles, ce n’est pas possible autrement.

— De certes, ce n’était pas possible, leurs… dépouilles étaient bien trop abîmées. C’est bien ce qui enfrissonne chacun ici : seuls les deux hommes avaient brûlé. Rien d’autre autour d’eux. »

Raoul et Ernaut le dévisagèrent comme s’il avait trop bu et proféré un juron sacrilège.

« Tu es en train de me dire qu’un feu mortel n’a touchés qu’eux deux et pas le moindre meuble ?

— Il semblerait. Je n’ai guère usage de pareilles choses. Mais de leur mort par brûlure, je suis acertainé. Nous avons vu les corps avant qu’ils ne soient portés en terre. »

Germain en frissonna d’horreur. Ernaut lança un regard désolé sur la porte. Il commençait à comprendre pourquoi les esprits s’échauffaient à la mention de cette histoire. Quoi qu’il en soit, pour le moment, cette découverte le contrariait plus qu’elle ne l’inquiétait, car au lieu de parcourir des ruines en quête de traces, il se trouvait bloqué par une serrure verrouillée. Il ne lui restait plus qu’à retourner auprès du vicomte, en espérant obtenir la clef de l’endroit.

Ils rebroussèrent chemin rapidement, réussirent à retrouver Maugier, qui les informa que l’intégralité du contenu de la maison avait été confiée au doyen des chanoines. C’était lui l’exécuteur testamentaire du défunt et il avait en conséquence la garde de ses biens le temps de voir si on pouvait identifier des héritiers. Ils repartirent donc en quête de l’ecclésiastique, dont on leur indiqua qu’il était le plus souvent dans la pièce de réunion du chapitre, où il avait installé son bureau. Estimant qu’il n’était pas nécessaire de s’encombrer d’un témoin, Ernaut proposa à Germain de le retrouver plus tard dans la chambre qu’il avait partagée avec Herbelot.

La salle capitulaire s’étendait à l’est du petit cloître, son entrée marquée d’une belle porte bordée d’arcades fines. La pierre récemment taillée avait reçu un décor multicolore de motifs géométriques. Sur le tympan surmontant l’huis, une fresque avait été commencée, avec des visages entourant la scène centrale où, très certainement, le Christ ou un saint d’importance, sûrement saint Georges en l’occurrence, allait être figuré. L’huis s’ouvrit sans bruit sur une pièce lumineuse, avec de nombreuses baies ornées de châssis de verre. Des bancs en occupaient la majeure partie, ainsi qu’un lutrin et un trône aux couleurs vives, sous un crucifix monumental. À l’opposé, un espace avait été aménagé en bureau, avec des braseros pour réchauffer l’atmosphère. Plusieurs malles étaient disposées sous des niches closes de volets, creusées à même les murs en pierre de taille. Un large plateau était encombré de volumes et de rouleaux divers, plusieurs encriers, des plumes et des stylets regroupés dans un coffret.

Les bras croisés sur les documents et la tête appuyée dessus, un vieil homme ronflait tranquillement. Son crâne squelettique ne possédait plus que des souvenirs de sa chevelure et, avec sa peau blanche, donnait l’impression que c’était un œuf abrité en un nid d’étoffes sombres bouillonnant autour de lui. Il ne bougea pas à leur entrée. Ernaut se rapprocha en traînant les pieds, espérant que cela suffirait à tirer le dormeur de ses rêves, mais rien n’y fit. Raoul tenta de tousser à plusieurs reprises, sans plus d’effet. Amusé, Ernaut finit par tendre la main vers un épais volume relié de cuir et de bois, posé sur la table. Il le souleva légèrement et le laissa retomber sur le plateau, non sans faire un grand pas en arrière dans le même mouvement.

Le livre claqua d’un bruit sourd qui résonna dans la haute pièce tout en projetant un fin nuage de poussière. Le vieil homme releva la tête, affolé. L’air innocent, Ernaut fit mine de tousser discrètement. Le doyen tenta d’accommoder les deux ombres devant lui, se racla la gorge et se frotta le nez avant d’arriver à sortir un mot intelligible. Sa voix chevrotante mangeait certains sons, l’absence de nombreuses dents lui faisant avaler ses lèvres à chaque inspiration.

« Qui vient donc m’interrompre dans mes réflexions ?

— J’ai nom Ernaut, de Jérusalem, et voici Raoul, scribe de la cour. Nous sommes ici à la demande du sire évêque, pour l’affaire qui vous occupe. »

Le vieux chanoine, la joue encore déformée par la sieste, farfouilla parmi les documents devant lui, comme s’il avait espoir d’y trouver réponse à ses interrogations. Ses yeux clignaient, tentant d’éliminer les larmes abondantes qui suintaient sur ses paupières. Il les essuyait d’une main osseuse où un chaton rubis scintillait sur un anneau doré. Il parvint finalement à retrouver une contenance et invita les deux jeunes gens face à lui à s’asseoir.

« Le sire évêque Constantin nous a parlé de vous, au matin. Je pensais vous voir plus tôt.

— Il nous a fallu savoir où en était rendu le vicomte Maugier avant toute chose. Inutile d’aller cheminer en sentiers qu’il avait déjà battus. Nous sommes d’ailleurs ici pour…

— Certes. Certes. Cependant, j’encrois qu’il n’aurait guère su prospecter là où il le faudrait. Régnier de Waulsort était homme de grande sapience, de sûr appelé à s’asseoir en mon siège le moment venu. Il se rendait en esprit là où bien peu ont capacité à cheminer.

— Y voyez-vous un lien avec sa mort ?

— Comment cela pourrait être autrement ? Son monde était d’images et de symboles qui éveillent en nous bien terribles puissances. Son incommensurable finesse d’esprit le portait à toutes les vanités, je le crains. Il se perdait lui-même, à parcourir des auteurs oubliés à juste titre. Ou s’ouvrait à des traditions qui polluèrent sa vertu, je le perçois désormais. De justes intentions ne suffisent pas toujours à garantir des écueils. »

Ernaut fit la grimace. Le doyen Élies cherchait-il à lui expliquer que le chanoine avait cédé à des influences étrangères, qu’il professait une religion déformée par de fausses croyances ? Herbelot l’aurait suivi en tel chemin ? Les inanes subtilités des théologiens le laissaient de marbre et il n’y voyait que spécieux bavardages, incompréhensibles et inutiles pour le commun, dont il était. Pourtant, si cela était à l’origine des morts, il lui fallait en découvrir le pourquoi, ou du moins avoir des pistes à proposer à l’hôtel du roi. Il comptait bien impressionner ses commanditaires par la pertinence de ses investigations. Il s’abandonna à une certaine effronterie dans sa réplique.

« Je ne vois guère en quoi cela aurait à voir avec sa mort ou celle de son valet, et encore moins avec celle d’Herbelot. Le feu ne prend pas spontanément sur un corps.

— Dieu peut punir de bien des façons ou les démons se déchaîner à leur gré. Régnier a commis un grand péché en se croyant au-dessus de sa condition. Il en a payé le prix. Pour le jeune secrétaire, je ne saurais dire, mais il m’a semblé lui aussi farci de suffisance intellectuelle. Peut-être a-t-il succombé aux mêmes travers ? Ou alors Dieu y aura mis bon ordre, dans sa grande mansuétude, avant qu’il ne mette son âme en état de péché mortel. »

Tout en parlant, le vieil homme frappait de ses phalanges le plateau de bois, martelant chaque mot de sentencieuse façon. À la fin, il ravala la salive envahissant sa bouche édentée, fixant les deux enquêteurs face à lui.

« Soyez bien prudents, mes enfants. Ne risquez en rien de vous aventurer en funestes lieux. Nous ne sommes rien devant les forces qui s’affrontent autour de nous. »

Il esquissa une timide bénédiction, marquant par là son soutien et son inquiétude tout en invitant peut-être à leur départ.

« J’aurais une ultime requête à vous soumettre, si vous le permettez.

— Le sire évêque nous a clairement indiqué de vous aider en vos entreprises. Demande donc, mon enfant, je ferai de mon mieux.

— Pourriez-vous nous confier la clef de la demeure du chanoine ? Nous n’y toucherons rien, j’en fais serment. Je pense malgré tout que cela serait utile. »

Dodelinant de sa tête parcheminée, le doyen acquiesça. Il fouilla dans les cassettes autour de lui et lança sur les documents devant Ernaut une grosse clef en fer, dont l’anneau était formé de deux serpents stylisés se faisant face.

Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, fin d’après-midi du lundi 15 décembre 1158

Ernaut et Raoul n’eurent aucune peine à retrouver Germain dans le bâtiment accueillant les visiteurs. Il n’y avait pas grand monde en cette période de l’année. Cela changerait certainement à l’approche de Noël, qui serait le moment où banquets et célébrations seraient l’occasion de rassemblements dans les lieux de pouvoir. Le roi ayant emmené avec lui la majeure partie de la Haute Cour dans le nord afin de rencontrer le basileus byzantin, les nobles de moindre importance auraient toutes latitudes pour recevoir leurs obligés dans leur propre demeure.

Germain occupait une cellule identique à celle de Raoul et Ernaut. Il avait simplement entassé toutes les affaires dans la niche qui avait dû servir au clerc, et s’était ménagé un nid douillet dans son alcôve, avec le plus de couvertures qu’il avait pu trouver. Il semblait d’ailleurs en train de somnoler quand il accueillit les deux enquêteurs. D’autorité, Ernaut s’assit sur un des petits bancs tandis que Raoul s’installait sur un coffre.

« Alors, mon ami, as-tu pourpensé à des choses qui pourraient nous être d’utilité ?

— Je ne sais guère…

— Il est possible que le chanoine ait professé des choses étranges, peut-être était-il détenteur de savoir secret ? Herbelot t’a-t-il parlé de cela ?

— Nullement. Nous ne parlions guère de choses en dehors de mon service. Mais si quelqu’un pouvait découvrir croyances erronées ou pratique vicieuse, c’était bien le père Herbelot.

— Était-il là pour ça ?

— Aucune idée. Il semblait plutôt impatient de pouvoir encontrer le chanoine. Il avait d’ailleurs emporté de nombreux sacs emplis de ses propres recherches. Habituellement il ne prend pas tout cela pour porter missive. »

Ernaut lança un coup d’œil à l’amoncellement de sacoches et de besaces accumulé sur le matelas. Il y avait là un bon nombre de documents, tablettes, rouleaux et codex. Si le chanoine détenait ou professait un savoir interdit, Ernaut n’arrivait pas à imaginer Herbelot se fourvoyer en pareil chemin. Il était plus probable qu’il aurait cherché à le raisonner, et peut-être était-ce son intention première. Constatant le décès, il aurait pu être tenté de contacter d’autres égarés afin de les admonester. Ernaut se souvenait très bien que cela constituait une des activités favorites du petit homme. De là à imaginer qu’une main malveillante avait dénoué les liens tenant l’échafaudage…

Ernaut se doutait que ces territoires orientaux regorgeaient de pratiques hérétiques, voire païennes. Lui-même était bien incapable d’y reconnaître clairement les différents groupes. Il ne s’identifiait d’ailleurs comme catholique que par le versement de la dîme, la récitation des trois prières qu’il connaissait et sa fréquentation assez régulière de la messe. Où il ne comprenait rien, mais qui lui offrait l’occasion de voir ses amis, de discuter avec eux le temps que les officiants exécutent leur liturgie. Enfin, il honorait un certain nombre de saints, dont il reconnaissait la compétence pour retrouver un objet perdu, soigner un proche ou exaucer un vœu. Avec une efficacité toute relative.

Raoul l’interrompit dans ses réflexions, en se dirigeant vers le tas d’affaires entreposées sur la couche.

« Verrais-tu objection à ce que nous regardions dans les bagages du clerc ?

— C’est que je ne sais si le père Herbelot aurait accepté…

— C’est justement pour apaiser sa mémoire que je te le demande. Il est possible qu’il ait noté ici ou là ce qu’il avait en tête. Nous serons alors plus à même de savoir si sa mort est fâcheux accident ou maligne meurtrerie. »

Incapable d’opposer un argument construit, Germain plissa plusieurs fois la bouche sans oser apporter contradiction. Finalement, il haussa les épaules et hocha la tête. Raoul alla jeter un coup d’œil aux différents bagages et en sortit une grande quantité de tablettes, de papiers et livrets. Il soupira en réalisant que lire tout cela prendrait beaucoup de temps, même à un habitué comme lui. Il déroula quelques cylindres, parcourut rapidement des panneaux de cire. Il constata avec soulagement que le clerc ne faisait pas usage d’autre chose que le latin. Il était déjà laborieux pour lui de le déchiffrer et il avait craint de se voir confronté à des langues plus exotiques encore, étant donné l’image érudite qu’il se faisait du personnage.

« Je reviendrai avec une lampe pour étudier cela. Il est fort possible que nous y trouvions les obscurs motifs qui se trament derrière les événements.

— Je suis bien aise que tu sois là, approuva Ernaut. Je n’ai nul désir de devoir pénétrer les mystères de verbiages en latin. »

Il se tourna de nouveau vers Germain.

« N’as-tu vraiment aucun souvenir sur ce que ton maître voulait découvrir ici ? Quelque remarque qui lui aurait échappé ?

— Il était impatient de discourir avec le chanoine, mais je ne saurai dire de quoi. La découverte de son trépas l’a fort déçu.

— A-t-il découvert dans les affaires de ce dernier ce qu’il espérait ? Ou, au contraire, en a-t-il éprouvé contrariété ?

— Il a passé beaucoup de temps en sa demeure, mais je n’y étais pas. Il a aussi étudié assez longuement son appentis dans la loge.

— De quoi me parles-tu ?

— Le chanoine était en charge de définir les modèles de tous les décors du sanctuaire. Il avait donc aménagé un espace dans le chantier où tracer ses cartons, donner ses directives aux ymagiers. »

Ernaut lança un regard agacé vers Raoul.

« Voilà nouvelle que j’aurais bien aimé apprendre plus tôt ! Pourquoi nous l’a-t-on cachée ?

— C’est de bonne fame, mestre. Personne ici n’ignore cela.

— Saurais-tu m’indiquer où trouver cette loge ?

— Vous ne sauriez la manquer, un petit cabanon adjoint à l’atelier des sculpteurs. Vous y trouverez toutes les esquisses. »

Au-dehors le crépuscule approchait et Germain ne semblait guère motivé à l’idée de quitter son petit nid. Sauf peut-être pour se rendre au réfectoire. Ernaut se leva, espérant avoir le temps de reconnaître le lieu avant que l’obscurité ne s’installe tout à fait. Voyant que Raoul rangeait les documents dans les sacs, il l’attendit pour sortir et abandonna le valet à ses préoccupations, ou à sa sieste apéritive.

Lorsqu’ils quittèrent l’hôtellerie pour rejoindre la basilique, les trilles d’un tarier les accompagnèrent un moment. Le chantier était pratiquement désert, offrant aux pèlerins l’occasion d’enfin prier au calme. Le soleil noyé de nuages ne lançait guère de feu et les ombres se propageaient rapidement. Seuls les autels accueillaient une lumière dorée, faisant scintiller les décors récents.

Ernaut et Raoul trouvèrent sans peine la loge des sculpteurs, dont un emplacement accueillait des profils découpés, des esquisses tracées à la craie et des motifs grossièrement ébauchés. On y reconnaissait un visage angélique ou un faciès grotesque, des entrelacs végétaux et des ornements géométriques. Dans un coin étaient empilés des chapiteaux de marbre à volutes d’acanthe, fortement endommagés et de tailles diverses. Un fut de colonne ancien était encombré d’un tas de paniers usagés, emplis de fusains, règles et compas. Il y traînait également une corde à nœuds.

Ernaut prit sur une étagère un des panneaux laissés à plat. Il y découvrit un tracé végétal assez sobre, le charbon repassant proprement par-dessus des ébauches faites à la craie. Tout en faisant une moue appréciatrice, il reposa le modèle. Raoul fouillait parmi les études découpées servant certainement à reporter les décors sur la pierre.

« C’est étrange, il n’y a là que les projets pour les sculptures, dont la plupart semblent sans histoire. Il y a pourtant bien plusieurs récits représentés dans les mosaïques et les fresques. Ne serait-ce que celle de la salle capitulaire.

— Tu parles de raison. Il devait ranger ailleurs ses projets les plus complexes. Demain nous irons à la première heure voir sa demeure.

— Je te propose de parcourir les notes du père Herbelot, pour ma part. Chacun de notre côté, nous avancerons plus vite. »

Ernaut acquiesça en silence. Les ténèbres mangeaient peu à peu les formes autour d’eux, noyant de pénombre les interstices avant de se répandre en filet dans toute la loge. Avec la nuit, deux valets vinrent faire le tour des autels, remplissant d’huile les lampes, mouchant les rares cierges pour éviter qu’ils ne fument trop. Puis ils disparurent derrière une petite porte. Peu après, la cloche résonna de l’appel à la prière. Quelques pèlerins se relevèrent de leurs oraisons et s’installèrent dans la nef, désireux de ne pas perturber le recueillement des chanoines. Ernaut et Raoul choisirent de s’esquiver. Ils passèrent dans le cloître, croisant à peine une demi-douzaine de clercs en tenue liturgique. Se penchant vers Raoul, Ernaut remarqua que la discipline était bien relâchée dans cet édifice saint.

« Peut-être qu’avec les travaux, leurs offices en sont chamboulés.

— Tout de même ! Cela en fait bien peu. Combien sont-ils, comme le chanoine mort, à avoir hostel en ville et, peut-être, occupation plus passionnante que leur devoir de bon moine ?

— Cela les regarde. Je ne crois pas que tous les chanoines vivent selon la même règle.

— Je les connais bien, ces oiseaux-là. C’est comme chez moi, à Vézelay. Ils vivent comme des comtes, oublieux de leurs devoirs. »

Ernaut tourna la tête de droite et de gauche, comme s’il cherchait une proie à poursuivre.

« J’ai grand désir de demeurer ici, pour leur retour. Aux fins de questionner les frères. Ceux qui sont là doivent être les plus disciplinés. Peut-être lâcheront-ils quelque ragot sur le défunt ?

— On ne médit pas des morts, Ernaut, lui rétorqua Raoul, les yeux emplis d’effroi. Ça porte malheur !

— Je n’en ai nul désir. J’ai juste besoin de savoir qui était ce Régnier, pour pouvoir expliquer sa mort et celle d’Herbelot. Attendons à la sortie de la basilique et voyons si certains bons frères seront loquaces. »

Ils patientèrent en vain, les ecclésiastiques étant peu désireux de bavarder, ils esquivèrent leur approche pour se rendre sans bruit dans la salle capitulaire. Leur réunion quotidienne se déroulait après l’office et avant leur repas, qu’ils prendraient en commun dans leur réfectoire. Son estomac se rappelant à lui à cette occasion, Ernaut se résigna à aller avaler son propre souper quand il apprit que les clercs avaient usage, en fin de journée, de se retrouver dans le cloître pour échanger plus librement pendant la veillée. Il pourrait alors s’entretenir avec eux.

Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, veillée du lundi 15 décembre 1158

La soirée fraîchissait et la pluie ne tarderait certainement pas. Un vent léger, mais régulier, poussait les nuages depuis les rivages, à l’ouest, transformant le ciel en une voûte uniformément noire. Après avoir avalé un épais brouet de légumes, Raoul et Ernaut allèrent chercher une tenue de circonstance, enfilant leur chape de voyage. Ils en profitèrent pour s’enquérir d’une lampe auprès du frère guichetier, qui leur remit de quoi éclairer leur chambre pour la nuit. Une veilleuse, à laquelle ils pourraient prendre leur feu, était maintenue allumée dans le couloir. Au-dehors, quelques lanternes vacillaient dans les mains de ceux qui s’aventuraient dans le froid et les ténèbres.

Au moment où ils franchirent la cour, ils assistèrent au départ de cavaliers chaudement emmitouflés. Le garde de faction maugréait fort d’avoir dû ouvrir la grande porte. Il replaça les barres et verrous avec soin, avant de remettre la clef au chevalier responsable du guet pour la nuit. La scène rappela des souvenirs à Ernaut, qui devait parfois s’acquitter de telles tâches. À Jérusalem, ces corvées de surveillance étaient confiées aux bourgeois de la ville, sous la tutelle d’hommes du roi. Les portes étaient généralement sous la garde de professionnels afin d’éviter la corruption.

Avec le temps maussade, Ernaut ne fut guère étonné de ne pas voir beaucoup d’activité dans le cloître. Dans un des coins, un clerc était entouré de marcheurs de la Foi. Il était certainement en train de leur raconter les légendes qui se rattachaient à saint Georges, dont la dépouille était conservée dans la crypte. Un petit groupe s’entassait autour d’une table de jeu, où deux frères poussaient des pions aux mérelles. Emmitouflés dans leurs épaisses robes de laine sombre, ils formaient un amas indifférencié où seules les taches claires de leurs visages bougeaient, ornées du feu des lampes.

Raoul et Ernaut s’approchèrent sans un mot, faisant mine de s’intéresser à la partie. Un des clercs les reconnut et les salua d’un signe de tête, avant de se décider à s’avancer vers eux. Il s’exprimait doucement, dans un chuintement d’habitué au silence. Le menton massif, les traits grossiers et le nez assez imposant, sa tonsure semblait lui avoir laissé une bande de chaumes raides et hérissés autour du crâne. Tout en parlant, il se grattait sans cesse l’oreille comme si une puce y avait élu domicile.

« Êtes-vous les hommes du patriarche ?

— Pas exactement, mais nous avons été envoyés à sa demande.

— Je ne vois nulle tonsure, êtes-vous chevalier ?

— Il a été retenu au dernier moment, nous avons été mandés pour préparer sa venue. »

Le clerc émit un grognement tout en détaillant les deux plénipotentiaires, des pieds à la tête. Il ne parut guère convaincu de ce qu’il examinait, car il tourna alors la tête, semblant découvrir un regain d’intérêt à la partie. Vexé de se voir ainsi mis à l’écart par un avorton qui lui arrivait à peine à l’épaule, Ernaut se rapprocha de lui.

« J’ai nom Ernaut, de Jérusalem. Puis-je savoir si vous êtes clerc du collège des chanoines ? »

L’autre consentit à le fixer de nouveau, d’un air bien moins aimable. Il hocha la tête et répondit avec un soupçon de préciosité dans la voix, le visage déformé d’une moue pincée.

« Je suis le père Heimart, trésorier.

— Je suis bien aise de faire votre connaissance, mon père. Vous deviez être fort lié avec le père Régnier, alors ? »

Décontenancé par cette déduction, le clerc ouvrit de grands yeux et bafouilla un peu, abandonnant de sa superbe. Un de ses collègues, à côté de lui, en eut un sourire de plaisir. Ernaut nota mentalement d’interroger ensuite le goguenard.

« Notre frère Régnier de Waulsort n’avait nulle fonction proche de la mienne.

— N’était-il pas grand érudit, célébré pour son vaste savoir ?

— Certes.

— J’ai naturellement pensé que, vu votre charge, vous deviez avoir beaucoup de choses en commun avec lui. Comme chacun sait, votre poste est d’importance. Outre, il devait échanger avec vous des différents objets nécessaires au culte, vu que vous en avez la garde. »

Appréciant qu’on lui accordât de la valeur, le père Heimart se rengorgea, se laissant aller à arborer un sourire. La brute épaisse face à lui savait reconnaître les gens d’importance, ce qui le mit en confiance.

« Nous avions certes parfois des échanges autour de nos activités respectives, mais je ne saurais prétendre que nous étions proches. »

Il se tut un moment, se gratta le menton tandis qu’il s’efforçait de préparer ce qu’il voulait dire. Il mit un peu de temps à trouver.

« Nous n’avions guère en commun. Il ne faut certes pas médire d’un mort, mais Régnier avait parfois bien étranges lubies et des idées définitives qu’il n’acceptait guère de voir questionnées.

— Tu peux carrément dire qu’il n’en faisait qu’à sa tête, aussi dure qu’une caboche de mule, enchérit un des frères assis devant lui, tout en farfouillant dans son imposante barbe.

— Tout de même, père Ascelin, je vous trouve bien âpre en vos jugements. »

L’autre gloussa et tapa le plateau de ses phalanges.

« Plus dure que ça, oui. Jamais il n’a changé d’un iota ce qu’on lui demandait.

— Tout de même ! Comme tu y vas ! Aucun décor n’a été fait sans l’aval du chapitre, tout de même.

— Ah, parlons-en. Il nous laissait faire nos récriminations, hochait la tête puis poursuivait sans tenir compte d’aucun de nos avis. »

La partie fut rapidement délaissée au profit des échanges autour de Régnier de Waulsort. Le brouhaha monta si vite qu’il attira l’attention des pèlerins à l’autre bout du cloître, surpris de se voir ainsi interrompus par des ecclésiastiques. Ernaut leva les mains en signe d’apaisement. Il ne lui était d’aucune utilité que chacun se dispute avec tous. Il voulait des informations précises, pas des imprécations lancées dans le tumulte.

« Je vous en prie, pères, je ne voulais pas vous ébranler pareillement. Je n’aurais jamais cru que le père Régnier était ainsi discuté.

— Nul ici ne doute qu’il était homme de bien et de grande sapience. Mais Dieu a oublié de lier cet esprit brillant d’une bonne once de modestie. Il s’ensuivait qu’il avait tendance à faire à son idée, en toutes choses, précisa le père Ascelin.

— Lorsque les travaux ont été entrepris, il s’est trouvé naturellement qu’il serait en charge de discuter des décors avec les ymagiers. Par la suite, il en a déduit qu’il serait seul à en décider, ajouta Heimart. »

Les autres acquiescèrent bruyamment. Si le défunt avait eu quelque talent, ce n’était certes pas celui de se faire des amis. Aucun de ceux qui se trouvaient là, qui l’avaient fréquenté ces dernières années, ne semblait avoir le désir de prendre sa défense. Ernaut en conçut de la gêne. Cela voulait dire qu’il y avait sûrement beaucoup de gens qui avaient apprécié sa disparition, voire qui l’avaient souhaitée. Autant de suspects en puissance. La petite voix de Raoul le surprit alors qu’il réfléchissait à tout cela.

« Est-ce à dire que vous n’approuvez pas les décors disposés en le sanctuaire ? »

Un silence embarrassé accueillit la question. Ce fut le doyen qui osa répondre de sa voix chevrotante.

« C’est plutôt que nous aurions aimé qu’il soit moins directif dans les choix qu’il nous proposait. Il aimait à chercher des idées neuves, sans nul besoin. Il avait un goût malsain pour des choses… exotiques. »

Plusieurs hochements de têtes approuvèrent la déclaration, laissant les deux enquêteurs dans l’embarras. La piste des croyances hérétiques semblait se dessiner devant eux. Le père Heimart comprit où de telles déclarations pouvaient mener, car il se hâta de reprendre la parole.

« Tout ce qu’il mit en place était malgré tout conforme à nos usages. Rien d’irrévérencieux ou de mal à propos. Le sire évêque ne l’aurait jamais permis, pas plus que le chapitre !

— Tu parles, si on l’avait écouté, il aurait figuré son satané serpent sur tous nos murs ! En quoi billevesées orientales concernent la vraie foi ?

— Cela n’a pas été, père Adam. Et cela ne sera jamais ! » rétorqua Heimart, conciliant.

La remarque agaça le vieil homme au visage épais et cireux qui les fixait de ses yeux noyés dans de grasses paupières.

« N’ai-je pas tenté à de multiples occasions de le ramener à la raison ? Il savait bien qu’il heurtait nos plus intimes croyances, mais il n’en avait cure ! »

Revivant les contrariétés dont il avait souffert, le clerc se rembrunit et fit disparaître le bas de son visage dans les replis de son habit, bien décidé à maugréer dans son coin à propos de tous les malheurs qu’il avait subis. Un des joueurs profita du silence pour poser un de ses pions d’un air enthousiaste, attirant de nouveau l’attention du groupe. Le père Heimart invita Ernaut et Raoul à l’accompagner un peu plus loin, puis s’assit sur un des murets soutenant les décors de colonnettes.

« Vous le voyez, de grands maux n’ont pas encore trouvé leur cure, dans cette affaire.

— Avait-il des pratiques si répréhensibles ?

— Certes pas, le père Régnier était homme de foi, sa croyance était sincère et véritable. C’était juste qu’il s’enthousiasmait très vite des découvertes qu’il faisait. Il ne prenait guère le temps de voir si cela ne heurtait pas les traditions en vigueur ici.

— Mais qu’avait-il prévu au juste pour s’attirer pareille réprobation ? »

Le père ferma les yeux un instant, prenant sa respiration comme quelqu’un qui doit s’attaquer à une lourde tâche.

« Le père Régnier voulait représenter plusieurs scènes présentant saint Georges à cheval. Une des scènes devait le voir occire un dragon de sa lance, tandis que l’autre le présentait en jeune homme délivré de ses oppresseurs par la sincérité de ses prières.

— Ce sont là des histoires qu’on m’a contées, alors que je cheminais porteur de la Croix, en simple pérégrin.

— C’est là le cœur de la discorde. Certains parmi nous n’aiment pas tant voir glorifiés les chevaliers qu’ils voient sans cesse en prendre à leur aise avec l’Église. Devoir passer chaque jour devant une scène présentant le saint sous leur apparence, casqué et armé comme eux, leur est d’une grande souffrance. Les barons finiront par croire leur pouvoir supérieur à celui de Dieu. Nulle voie n’est plus glorieuse que celle de rejoindre son service, afin de mortifier ses terrestres ambitions. »

Ernaut voyait bien les arguties chicanières des ecclésiastiques, qui n’avaient rien de mieux à faire que de s’entre-déchirer sur des problèmes que personne ne comprenait, et dont la plupart se moquaient. La seule chose sur laquelle ils convergeaient, c’était qu’ils devaient demeurer principaux maîtres à bord. La question était néanmoins de découvrir si cela avait pu mener à la mort de deux personnes.

« Avez-vous connaissance des raisons qui le poussaient à proposer semblables scènes ?

— Le sire évêque n’est pas contre ce genre de représentation militaire, vous savez. Il est également le seigneur en titre de la cité de Lydda et doit au roi une compagnie de chevaliers et de sergents, qu’on nomme la compagnie saint Georges. »

Ernaut se demandait si Herbelot s’intéressait aux représentations des saints. Peut-être partageait-il la marotte de la découverte avec le défunt chanoine, et avait-il de nouveaux modèles à lui proposer ? Cela l’aurait fort surpris qu’un prêtre à ce point certain de la préséance de la Foi et de l’Église sur toutes choses puisse alimenter une pareille controverse au service d’hommes de guerre. Le plus probable fut qu’il avait en tête de quoi contrecarrer les plans du père Waulsort, des connaissances acquises par des recherches aussi érudites que les siennes. En ce cas, si une main criminelle avait agi, pourquoi aurait-elle supprimé deux adversaires soutenant des thèses opposées ?

Il remercia le chanoine poliment et se retira ostensiblement. En repartant, il partagea ses réflexions avec Raoul, espérant que ce dernier trouverait des pistes dans un sens ou l’autre dès le lendemain dans les documents d’Herbelot.

Lydda, cour de l’hôtellerie du palais, nuit du lundi 15 décembre 1158

Au sortir du cloître, Ernaut se morigéna intérieurement de ne pas avoir pris d’éclairage. La nuit était d’encre et il fallait garder le contact avec le mur pour ne pas se fourvoyer en avançant. Il bénit donc la personne qui les rejoignit, portant la flamme chancelante d’une lampe. Il reconnut le vieux chanoine à la longue barbe. Il s’était coiffé d’un bonnet informe qui glissait sur son crâne chauve lorsqu’il s’agitait. Régulièrement, il le remettait en place d’un geste agacé.

« Je vous ai ouï parler avec le père Heimart. Il a omis le plus grave en cette affaire, je le crains. »

Ernaut se figea un instant, dévisageant le vieux clerc avec toute l’intensité dont il était capable et l’invitant, par son silence, à continuer.

« Le père Régnier avait la fâcheuse habitude de s’intéresser à toutes sortes de traditions. Il y cheminait sans discernement et en sortait ses découvertes.

— Serait-ce qu’il n’a pas inventé ses décors ? Il aurait déniché quelque secrète tradition ?

— Secrète, je ne sais, mais il prétendait que c’étaient là motifs bien usuels par ici, chez nos frères chrétiens non latins, entre autres. Voire chez… les hérétiques mahométans. »

Le prêtre avait lâché ce dernier mot comme on se dégage d’une glaire. Il sembla en garder le goût nauséabond dans la bouche un petit moment, cherchant à l’éliminer avant de reprendre.

« Il n’a guère souffert de leurs attaques, arrivé ici une fois les conquêtes de nos aînés réalisées. Il ne voyait nul mal à cueillir en jardins étrangers…

— Aurait-il décidé de présenter des traditions mahométanes dans la basilique ? s’horrifia Raoul.

— Il en aurait été bien capable ! Son cœur avait été souillé par ce Thibault, son valet qui ne le quittait guère. Il disait s’appeler ainsi, mais je sais bien qu’il n’était pas plus français, champenois ou normand que Sanguin3) lui-même !

— Aurait-il de la famille en ces lieux ?

— Non, il vivait dans l’ombre de Waulsort. Un serviteur dont je ne serais pas étonné qu’il ait eu le démon en lui. »

Il leva un doigt sentencieux, les yeux emplis de colère.

« C’était un grand dragon rouge, ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes4). »

Ernaut sentit un frisson le parcourir. Autour d’eux, le vent faisant claquer les bannières, grincer les charpentes. La flamme de la lampe elle-même paraissait moins attrayante. Il se pencha, articulant avec peine, la bouche pâteuse.

« Vous croyez qu’il y aurait eu là quelque dangereux savoir interdit ?

— Sans nul doute aucun. Pourquoi Dieu les aurait-il effacés de la surface de la Terre ? Ils ont voulu jouer avec des forces qui les dépassaient, ils se sont aventurés là où nul ne devrait aller. »

Il marqua un temps, perdu dans son propre univers intérieur, les yeux s’écarquillant au fur et à mesure qu’il découvrait l’horreur de ce qu’il évoquait.

« Cherchez donc ce que tramait ce maudit Thibault et vous aurez la clef de toute cette histoire, c’est acertainé. »

Il éructa encore quelques sons indistincts et retourna vers le cloître, emportant avec lui la lueur vacillante, les abandonnant dans les ténèbres.

« On ne pourra pas dire qu’il nous a fort éclairés, celui-là » se moqua Ernaut avant d’avancer à tâtons vers la porte de l’hôtellerie.

Ayant rejoint leur chambre et pris du feu, ils s’installèrent rapidement sous les couvertures, disposant la petite lampe entre eux deux, sur le banc. À l’extérieur, le vent semblait se renforcer et l’air sifflait dans les interstices des menuiseries. La tête encore emplie de questions, Raoul se tourna vers Ernaut.

« Tu connaissais bien le secrétaire de l’archevêque ? Tu sembles par moment en faire une histoire personnelle. Était-il de tes amis ?

— À dire le vrai, je ne saurais l’assurer. Nous avons voyagé de concert sur le Falconus5) et nous sommes revus de temps à autre. Il n’était guère aimable par moment, mais il était homme de bien. »

Il se tourna également, s’accouda avant de poursuivre.

« Un de mes compères, que tu dois connaître, Droart, m’a fait remarquer qu’ici nous étions tous quasiment sans lieu. Nous devons apprendre à nous soutenir les uns les autres, construire notre parentèle de cœur, en quelque sorte. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais Herbelot faisait partie de la mienne. Même ses remarques acerbes vont me manquer. Je veux donc m’assurer que sa meurtrerie ne restera pas impunie.

— Il est possible que tout ça ne soit qu’accidents…

— En effet. Auquel cas j’aurais au moins vérifié cela pour un mien ami. Je ne fais pas cela pour l’évêque ou le patriarche, je le fais en mémoire d’un petit homme à la barbichette aussi aiguë que l’esprit. »

Il ménagea un silence puis reprit.

« Et toi, tu es enfant de pérégrins ? Tu as de la famille ?

— De mes parents, nous possédons une tannerie à Jérusalem. C’est mon aîné qui est le chef de famille, sa femme vient de lui donner enfançon : Romainne.

— Tu comptes travailler avec lui ? Vous êtes nombreux ?

— Non, il n’y a que mon frère Emlot qui est demeuré. Mes autres frères et sœurs sont tous partis aussi. L’un d’eux est rendu au sud, espérant trouver place en un casal, un autre s’est juré à la Milice du Temple.

— Comme combattant ? s’enthousiasma Ernaut.

— Certes non, s’en amusa Raoul. Renaudin n’est pas du genre à aimer les risques. Il est simple valet et travaille en l’enclos à Jérusalem.

— Tu as grand bonheur d’avoir les tiens à l’entour. Moi j’en arrive même à regretter la femme de mon frère, une vraie teigne. Ils doivent être entourés d’enfançons désormais, pour la plus grande joie de mon père.

— Je suis surtout impatient de revoir Guillaume, parti depuis si longtemps étudier auprès des plus grandes universités. Je suis sûr que vous vous plairez, il fait toujours montre de grande curiosité. »

Repassant certains souvenirs dans leur tête, les deux jeunes gens se tinrent cois un petit moment. Jusqu’à ce qu’Ernaut reprit la parole.

« Moi je compte m’établir dès que possible. Je me suis promis à une fille de colons, Libourc. J’ai espoir de la marier dans les mois qui viennent.

— Elle est de bonne famille ? Tu dois lui assurer important douaire ?

— Oui et c’est pour cela que les choses tardent. Ses parents ont du bien et n’ont qu’elle, ici. Même si Sanson a bonne estime pour moi, il ne laissera jamais partir sa fille si je n’ai pas bel hostel et de quoi l’y installer. »

Il soupira longuement.

« Je mets de côté tout ce que je peux, mais c’est bien long. Lambert, que tu connais, n’a guère de quoi m’épauler en cela. J’ai fait passer un message à mon père, en Bourgogne. Il est riche vigneron et sera sûrement heureux d’apprendre que je compte prendre femme. Cela m’aiderait grandement qu’il me fasse parvenir quelques monnaies.

— Je te souhaite d’arriver à tes fins. Moi je crains de ne guère pouvoir marier honnête femme. Avec ma solde de scribe, aucun père ne donnera sa fille sans regimber. »

Ernaut grogna, se relevant dans son lit alors qu’il parlait en s’agitant de plus en plus.

« C’est pour ça que j’espère pouvoir participer à plus de chevauchées le roi. Il n’y a que là qu’on peut espérer dénicher picorée. Large butin rend les barons généreux.

— Tu peux aussi te faire raccourcir la tête ou y laisser un bras. Très peu pour moi !

Fortune règne ! Si je veux établir solide parentèle, il me faudra bien prendre quelques risques. Et, aussi, m’inquiéter de mes proches. Finalement, ce qu’on fait ici, c’est tout un avec mes espoirs d’hostel. Il faut semer avant de récolter, comme dirait mon père. »

Raoul opina en silence puis se réinstalla mains sous la tête.

« J’ai espoir que tout cela n’est que malencontreux aléas.

— Demain, nous y verrons plus clair. J’irai faire visite à la demeure du chanoine et je repasserai à sa loge au chantier. À la lumière, peut-être que certaines choses me seront plus visibles. »

Lydda, hôtellerie du palais épiscopal, matin du mardi 16 décembre 1158

Un ciel bas, uniforme, avait accueilli l’aube grise. Il ne faisait pas froid, mais la lumière fade rendait l’ambiance morose. Même l’activité semblait moindre dans la ville. Ernaut avait attendu de pouvoir avaler un en-cas au réfectoire, pain et porée6) agrémentée de fromage émietté puis, craignant la pluie, était repassé prendre sa chape. Il quitta Raoul en le saluant gaiement, heureux de lui laisser la corvée de déchiffrer les archives d’Herbelot.

La cité de Lydda lui parut toujours aussi accueillante. Il s’y trouvait moins de ruines qu’à Jérusalem et les murs peu élevés rendaient les venelles plus respirables. Les rues principales, dans le prolongement des portes, étaient envahies d’animaux de bât allant et venant entre les différents souks qui ouvraient grand leurs larges vantaux en façade. Des portiers, le regard inquisiteur, vérifiaient que nul larron ou importun ne s’aventurait dans ces espaces de commerce.

Il retrouva sans difficulté la demeure du chanoine décédé et en déverrouilla la serrure. Il pénétra alors dans une modeste pièce sombre, dont la seule lumière filtrait d’une fenêtre sur cour, à travers un treillage de roseaux. Des pots, des sacs entassés sur des étagères et quelques meubles bas, une table et un coffre avec de la vaisselle, c’était très probablement une cuisine. Un panier, suspendu au plafond, répandait une odeur d’oignons qui se mêlait à des relents huileux et poussiéreux. L’endroit était propre, même abandonné depuis plusieurs jours. C’était là une maison bien tenue.

Ernaut débloqua la barre de la porte ouvrant dans une étroite cour intérieure. Il ne s’y trouvait que quelques objets cassés et un peu de bois accumulé contre un four, sous un appentis. On y voyait également la bouche d’un puits obturé de planches. À côté d’un tas de compost, quelques plantes tentaient de pousser dans une plate-bande le long du mur opposé au petit guichet qui donnait dans la rue. Percé d’un fenestron, il était verrouillé de deux bastaings.

La seconde pièce, de taille semblable à la première, était dévolue au stockage. Des rayonnages, vides pour la plupart, et les bouches de vastes céramiques enterrées. Ernaut souleva quelques couvercles, pour n’y rencontrer que du grain, des pois ou des lentilles. C’était là cache fréquente pour les objets de valeur. Il y planta une baguette afin de sonder les contenants, sans succès. Il monta ensuite l’escalier qui se déroulait en deux volées jusqu’à l’étage.

Dallé de terre cuite, le second niveau ne comportait qu’une vaste pièce, avec des ouvertures assez larges sur la courette et une, plus étroite et bloquée d’un volet intérieur, au-dessus de l’entrée. Une échelle de meunier donnait accès à une trappe vers le toit-terrasse. Le tout était spacieux, avec un lit à l’aspect douillet, un coffre à son pied et un second matelas glissé sous le sommier. Plusieurs bancs et tabourets occupaient la périphérie, où quelques niches avec des rayonnages étaient parfois fermées d’une porte. Des étagères et des tables longeaient le moindre pan de mur disponible. On n’y voyait que quelques pots vides et des chiffons sales.

L’endroit ne paraissait pas vraiment luxueux, mais il était de toute évidence fort confortable. Un vaste plateau remplissait une large portion de la zone côté rue. Ernaut s’en approcha, y découvrant quelques livrets, de quoi écrire et des feuilles de papier en quantité. Pas mal de portfolios s’empilaient, sans qu’on y voie un ordre quelconque. Ernaut se serait attendu à trouver plus d’ouvrages chez un tel érudit. Il n’y avait là que quelques notes et des listes gribouillées sans grand intérêt. Il n’apercevait par ailleurs aucune trace de feu nulle part. Le sol de brique ne présentait aucune marque de suie, pas plus que les murs chaulés un peu défraîchis. Il ne discerna qu’un endroit sale qui pouvait correspondre à la place que prendraient deux corps. Sans en être certain, il fit pourtant en sorte de ne pas y marcher.

Il fouilla les lieux sans empressement, accordant une attention toute particulière aux placards et niches, ainsi qu’aux coffres qui auraient pu receler une cache. Il découvrit une petite bourse avec plusieurs pièces, pour une valeur de presque une demi-livre, coincée dans la maçonnerie sous le plateau en bois d’une étagère, mais rien d’autre d’intéressant. Il la mit de côté, estimant que cela devait être confié au doyen pour être intégré aux biens du chanoine.

Assis sur le lit, il contemplait les lieux en vérifiant s’il avait négligé un détail. Repensant aux deniers et dirhems qu’il avait trouvés, il décida de demander au vicomte si le valet avait de la famille, car c’était là plutôt les économies d’un domestique que le trésor d’un clerc richement doté. Il laça le petit sac à son braïel puis se leva pour monter sur le toit. La trappe était elle aussi barrée d’une planche, rendant son ouverture impossible de l’extérieur.

La terrasse n’offrait aucun intérêt : des claies pour faire sécher les légumes y pourrissaient lentement, quelques matériaux de construction, peut-être pour un auvent, y étaient empilés sous une poussière ancienne. Il remua malgré tout le tas, sans conviction, pour s’assurer qu’on n’y avait rien dissimulé. Alors qu’il allait redescendre, il vit qu’un voisin était monté sur son propre toit, accolé au sien. Il s’employait à trier des planches accumulées en un amas branlant. Ernaut se demanda s’il n’était pas venu par simple curiosité. Il décida d’en profiter pour obtenir quelques réponses. Levant la main, il s’approcha, tout sourire et salua poliment. Il se fit passer pour un homme au service de l’évêque, occupé à préparer l’enlèvement des affaires.

Le voisin se présenta comme Umayyah, fabricant de paniers. Le front haut et la barbe rase, il n’était pas très âgé. Il avait le verbe fort et parlait très vite, avec un accent rauque. Il ne connaissait que peu Waulsort, mais croisait souvent Thibault. Il en fit un portrait amical et regrettait fort sa disparition. Ils fréquentaient les mêmes commerces et avaient échangé quelques phrases à l’occasion.

Lorsqu’Ernaut lui demanda comment on avait découvert la mort des deux hommes, Umayyah devint plus sombre.

« C’est le jeune Hashim, un gamin qui traîne beaucoup. Son père est un bon à rien, alors il travaille cy et là, il fait le commissionnaire. Chaque matin il venait prendre ses instructions pour la journée : aller chercher du pain, des légumes, quérir un porteur d’eau… Trouvant porte close, il s’en est ému, et a insisté tant et tant qu’on a fini par s’en inquiéter dans le quartier. On l’a aidé à grimper par-dessus le mur de la cour, il a pu entrer par la porte intérieure et les a découverts.

— Sauriez-vous où je peux le trouver ?

— Tous les commerçants du quartier le connaissent. Vous n’aurez aucun mal à ça. »

Ernaut le remercia et redescendit. Il avait fouillé tout ce qu’il y avait à voir. Il verrouilla soigneusement toutes les issues puis sortit de la maison. Alors qu’il attachait la clef à sa ceinture, il eut le sentiment d’être épié, peut-être depuis une des fenêtres grillagées alentour, utilisées justement pour surveiller en toute discrétion. En tournant la tête, il eut l’impression de discerner une silhouette habillée comme un latin qui s’esquivait parmi les thawbs7) et les ’aba8).

Il erra un petit moment parmi les étals, surtout ceux proposant de la nourriture. Cela le mit en appétit et il s’offrit au passage un bâtonnet de poisson grillé dans du pain. En peu de temps, il réussit en effet à dénicher Hashim, gamin à peine âgé d’une dizaine d’années. Inquiété par l’énorme masse de son interlocuteur, celui-ci dansait d’un pied sur l’autre, les sourcils froncés.

Avisant sa tenue élimée et ses pieds nus, Ernaut promit un denier s’il acceptait de s’entretenir avec lui et lui proposa en outre le même en-cas que lui. Tout en le suivant vers une place où on pouvait s’asseoir sur un muret, à côté d’un bassin où les gens venaient puiser de l’eau, Hashim déchirait la provende à belles dents. Ernaut expliqua qu’il avait besoin d’en savoir plus sur ce qui c’était passé dans la maison. Le gamin ne parut nullement s’en inquiéter, obnubilé par ce qu’il avait à dévorer et les perspectives du gain évoqué.

« Je sais pas ce qu’y s’est passé, résuma le gamin, tout en avalant avec délice une grosse bouchée.

— Tu es bien entré le premier ? C’est toi qui les a trouvés ?

— Ça oui. Y sentaient fallait voir comme, on aurait dit qu’on avait brûlé des savates là-dedans !

— Il y avait quoi de brûlé exactement ? Juste eux, d’autres choses autour ?

— Y n’étaient pas tout brûlés. Seulement partie. Twabah et son maître.

— Twabah ?

— Oui, le valet de l’imam. Et l’imam à ses côtés, j’ai bien reconnu leurs tenues.

— Ils étaient habillés, pas en tenue pour dormir ?

— Ça non, habillés comme en journée. Ils avaient dû se brûler à la veillée. Ça sentait encore, mais pas de fumée.

— Et il n’y avait nul feu ?

— Même pas une lampe ! Peut-être qu’y s’étaient brûlés avec les élixirs de l’imam… »

Ernaut n’avait aucun souvenir qu’il y ait eu le moindre récipient suspect dans la pièce. Il se rapprocha du gamin.

« Quels élixirs ?

— Les choses étranges sur la table, comme chez le docteur ou l’apothicaire. Pots et fioles en grande quantité. En grand désordre, d’ailleurs, c’est pour ça que j’ai pensé que le feu était sorti de là. »

Ernaut écarquilla les yeux. Quelqu’un s’était empressé de faire le ménage chez le chanoine, désireux de camoufler tout un pan de l’affaire. Le réflexe premier d’un assassin était de brouiller les pistes pouvant mener jusqu’à lui. Il remercia le gamin et lui lança les trois pièces. Hashim lui offrit en retour un sourire partiellement édenté.

Sans plus attendre, Ernaut se rendit au bâtiment administratif pour y discuter avec le vicomte. Avant d’échafauder des hypothèses, il fallait s’assurer que ce n’était pas lui qui avait fait nettoyer l’endroit, de peur que le feu ne se propage par quelque procédé mystérieux. Il le retrouva attablé dans la grande salle d’audience en train de vérifier avec le scribe local les minutes pour la rédaction d’une charte. Ernaut sourit en voyant que ce dernier avait les mêmes attitudes que Raoul et la semblable discrétion de souris. Il attendit poliment, mais, d’un geste, le vicomte l’invita à s’approcher tout en se redressant. Intimant à l’écrivain de s’éloigner d’un mouvement du menton, il s’épongea le front et se gratta un bras tout en écoutant.

Ernaut lui expliqua la situation et l’interrogea sur la disparition du matériel. Maugier acquiesça avoir souvenir de ce fatras sur la table, codex et rouleaux, flasques et burettes, mais il ne s’en était guère occupé, n’ayant aucune idée de l’intérêt de la chose. Il avait confié la clef au doyen, le laissant en charge de tout cela. Il répéta à peu près la même chose à propos de l’argent découvert.

« Vous savez, quand nul ne vient réclamer justice et que cela n’a guère troublé la vie de la cité, je ne m’intéresse généralement guère aux trépassés.

— L’évêque Constantin est pourtant fort ému de cela, ce me semble.

— Bien sûr ! De la mort de votre ami ! Mais s’il était en effet fort troublé de la façon dont Waulsort avait passé, cela ne justifiait pas de mesures particulières. Qui peut tout expliquer ici bas ? Il a commencé à se questionner quand le secrétaire de l’archevêque s’est présenté en demandant après le chanoine alors même qu’on venait d’en faire découverte au matin, horriblement brûlé. Et quand le père Herbelot s’est trouvé mourir à son tour, alors là l’inquiétude a grandi au point qu’il en a écrit une missive au patriarche. Qui vous a envoyé. »

Maugier du Toron semblait se désintéresser de l’affaire maintenant qu’il y avait des personnes en charge. Ernaut comprenait sa position, pour avoir vu régulièrement le vicomte Arnulf faire de même. Leur tâche était ingrate, d’administration besogneuse et routinière. Ils sautaient donc sur la moindre occasion de déléguer les corvées à d’autres.

Il remercia Maugier et l’abandonna à ses devoirs scripturaires. Il hésita un instant à rendre visite au doyen tout de suite, mais il préféra aller fouiller la loge en premier. Il était plus sage de ne pas perdre plus de temps au cas où le ménage n’y aurait pas encore été fait.

Durant tout ce temps, Raoul n’était pas demeuré inactif. Il avait demandé à Germain de pouvoir jeter un coup d’œil dans les affaires d’Herbelot. Alors qu’il commençait à en extraire les feuillets, un jeune clerc se présenta. Doté d’un bel embonpoint, celui-ci, prénommé Gilbert avait une voix légère et agréable, et semblait dans les mêmes âges que Raoul et Ernaut. Il se disait ami d’Herbelot, ce que confirma Germain.

« Je vois que vous faites recherches parmi les notes du père Herbelot. Peut-être que je pourrais vous aider, il nous arrivait de parler de ce qu’il faisait… »

Enthousiasmé par cette proposition, Raoul ne tenta pas de s’expliquer sur sa tâche précise, estimant qu’il n’était d’aucune utilité de répondre à une question qui n’avait pas été posée. Il apprit alors qu’Herbelot travaillait à une grande œuvre personnelle. Il ne souhaitait pas moins que rédiger un texte qui ferait date dans l’édification des puissants, de façon à les rendre aptes à mener le peuple de façon conforme aux desseins de Dieu. Rompu à la lecture et à l’étude des auteurs les plus fameux, il envisageait de s’appuyer sur des romans populaires, comme celui d’Alexandre, mais tout en demeurant dans le plus strict respect des doctrines évangéliques. Le projet semblait faire naître l’enthousiasme chez Gilbert, sans pour autant qu’il soit capable d’en décrire le contenu. En fait, il était venu pour voir s’il ne pouvait pas trouver quelques détails sur une éventuelle version chantée, la musique étant sa vraie passion. Il espérait ainsi perpétuer l’œuvre de son ami.

Un peu circonspect quant aux informations que cela pourrait apporter à leur enquête, Raoul fit malgré tout l’effort de s’y intéresser. Cela pouvait au final lui permettre de mettre de côté rapidement tout ce qui n’avait pas trait au décès du clerc. Il proposa à Gilbert de l’aider à faire le tri en ce sens.

« C’est que le père Herbelot avait voulu s’entretenir de cela avec le père Régnier, justement.

— Peut-il y avoir un lien entre leurs morts et cette histoire, à votre avis ? »

Le jeune clerc en parut horrifié et mit une main devant sa bouche, hésitant à se signer.

« Je ne vois pas comment cela se pourrait ! C’est pur travail d’écriture ! »

Estimant qu’il ne pouvait guère poser plus de questions sans dévoiler son vrai rôle, Raoul accorda un sourire rassurant à Gilbert et se replongea dans les papiers. Ils entreprirent de classer les différents documents en fonction de ce critère, en espérant dénicher les pièces les plus récentes rapidement. Car s’y trouvaient certainement dissimulées des raisons à ce qui s’était passé. Face à eux, Germain s’installa pour plier avec soin les affaires de son défunt maître. Aucun des deux enquêteurs ne remarqua les larmes qu’il s’efforçait d’effacer avec discrétion.

Lydda, chantier de la basilique Saint-Georges, fin de matinée du mardi 16 décembre 1158

Quelques gouttes marquèrent la poussière alors qu’Ernaut rejoignait le chantier, sans qu’une véritable averse ne s’affirme. Indifférents, les ouvriers s’activaient autour de la mise en place d’une nouvelle rampe destinée à l’accès des matériaux pour la travée à laquelle ils allaient s’atteler. Un énorme treuil hissant les pierres de taille ou le mortier était fixé à sa partie sommitale, traînant un chariot à deux roues sur le pan incliné. Deux échelles assez raides étaient prévues, de part et d’autre, pour permettre aux portefaix de monter leur part et de redescendre sans se gêner.

Plusieurs ingénieurs supervisaient les installations, criant de leur voix chantantes les instructions aux hommes qui tiraiet sur les cordes ou s’activaient aux abords des grues à échelons qui grinçaient sous la charge. Ernaut reconnut l’accent des cités italiennes, certainement des Génois dans cette partie du royaume si près de Jaffa, où ils possédaient un quartier entier. Leurs connaissances en charpenterie navale les désignaient naturellement pour tout ce qui avait trait au levage et aux échafaudages. Beaucoup œuvraient aussi aux engins d’assaut sur les fortifications.

Autour de lui, ce n’étaient que crissements, halètements et appels. Au fond du sanctuaire, les artistes mettaient la dernière main aux décors de mosaïque, aux peintures. Des passerelles plus légères y courraient le long des parois, accessibles par des échelles et des cordes. Plusieurs artisans étaient assis sur de simples planches suspendues en hauteur. Dans une des absides, un valet tonsuré s’employait à secouer les linges d’autel et à balayer la poussière qui revenait sans cesse. Ernaut traversa en faisant attention de ne déranger personne en cette journée agitée. Il se demanda si le jour de la mort d’Herbelot, l’activité avait été aussi industrieuse.

Les loges des tailleurs de pierre et des sculpteurs flanquaient l’impressionnante forge. Ce n’était pas la petite installation légère qu’on rencontrait généralement dans les villages, parfois le fait d’un artisan itinérant. Là, deux hommes frappaient en cadence sur de lourds tas d’acier, de part et d’autre d’un foyer double, où des apprentis actionnaient des soufflets de gros volume. L’endroit dégageait une familière odeur de fer chaud. Dans l’atelier traînait une quantité énorme de poinçons, haches, marteaux et burins : les outils se faisaient régulièrement refaire une santé, par l’adjonction d’une broche acérée ou la réparation d’une fêlure.

La petite loge du chanoine était demeurée en l’état depuis la veille et les ouvriers occupés à tracer dans la pierre les gabarits fournis ne tournèrent même pas la tête quand Ernaut vint y jeter un œil. La lueur du jour ne lui dévoila rien de plus. Les motifs dessinés étaient juste plus aisés à lire et à déchiffrer. Le seul coffre qu’il découvrit, sous une table, était largement ouvert et ne contenait que des instruments rudimentaires, compas et équerres, corde à nœuds et règles.

Conscient que sa vaste stature gênait, quel que soit le passage où il se tenait, il décida de s’asseoir un moment sur un tabouret un peu à l’écart, admirant le puissant édifice en construction. La perspective qui s’offrait à lui était impressionnante, aucune cloison ne s’opposant à la vue depuis la cour occidentale. On découvrait les murs encore inachevés exposant leurs entrailles de blocage, les lourdes charpentes qui soutenaient les arches de pierre en cours d’installation. Il aurait aimé s’entretenir avec les hommes du chantier, mais il savait qu’il ne faisait pas bon les déranger, surtout quand ils s’attaquaient à une opération complexe comme aujourd’hui.

Ayant aperçu un ouvrier avec le bras en écharpe, qui se contentait de porter de l’eau à boire aux uns et aux autres, il se dit qu’il serait moins perturbant de s’adresser à lui. Le dos voûté malgré une puissante musculature, il avait les mains calleuses de l’habitué aux durs travaux et le regard plissé des manouvriers vivant en extérieur. Lorsqu’il vit Ernaut s’approcher, il lui proposa spontanément à boire. Ernaut accepta volontiers, prit la louche de bois et avala quelques gorgées. Il demanda au porteur d’eau s’il aurait le temps de l’assister pour une tâche simple, en échange de quelques mailles9). Blessé, l’homme était incapable de faire grand chose et acquiesça avec enthousiasme, hochant la tête avant de repousser ses fins cheveux blonds derrière ses oreilles. Il se présenta comme Gerbaut, manouvrier. Ernaut se souvint qu’officiellement il était là pour préparer un don royal à l’évêque.

« Pouvez-vous me parler du chantier ? J’aimerais en savoir plus sur ce qui se passe ici… Je suis de l’hostel le roi et il est possible qu’il fasse un don au sanctuaire pour aider aux travaux.

— Comme vous le voyez, mestre, la basilique est refaite de la base au toit. Je ne suis pas là depuis fort longtemps, mais je sais qu’il est prévu de fermer à l’ouest après cette dernière travée. Il restera grand œuvre de décoration par la suite. Les peintres en sont à leur début.

— Connais-tu le travail des ymagiers ?

— Guère. J’ai usage d’aider plutôt en maçonnerie. Je suis tailleur de profession, mais nulle place n’était libre ici, alors je me loue comme simple portefaix. J’attends la fin de l’hiver puis je joindrai la princée d’Oultre-Jourdain. Il y aura du bel ouvrage à faire là-bas. »

Ernaut grimaça et incita son compagnon à avancer vers la loge des sculpteurs. Ils y ciselaient un marbre très clair, aux veines à peine tissées de gris. Le manutentionnaire salua un des artisans, qui leva la tête de son ouvrage. Il supposa peut-être qu’Ernaut était homme d’importance pour se faire guider dans le chantier. Profitant de la pause, il se désaltéra au seau de Gerbaut tandis qu’Ernaut admirait son travail.

« Il n’y a guère de scènes dans ces décors, seulement des feuillages. Est-ce qu’ils ne prévoyaient pas d’historier les décors ?

— Il demeurait pas mal de décors de l’ancien temps, et le père chargé de nous donner instruction voulait que tout soit fait dans la même veine.

— Vous n’avez aucune liberté de tracer les motifs ?

— Oh certes pas ! Déjà qu’entre clercs ils se bestaignent tant et plus quand ce n’est pas leur idée qui est retenue. Nous ne sommes là que pour mettre dans la pierre ce qu’ils ont conçu en esprit.

— Le chanoine en charge s’appelait le père Régnier, je crois ? Il est mort voilà peu m’a-t-on dit.

— Cela même ! Heureusement qu’il avait laissé pas mal d’instructions. Entre ça et les reliefs de l’ancienne église, nous savons comment achever le travail sans devoir en appeler à un nouveau maître ymagier. »

Il allait reprendre son poinçon et son marteau lorsqu’Ernaut l’interrompit.

« Vous ne pouvez jamais en faire à votre fantaisie, tout demeure sous contrôle ?

— Je ne dis pas qu’il ne nous arrive pas d’en faire à notre tête. Les clercs montent rarement examiner les décors les moins visibles ou les plus élevés. Il nous suffit de les retoucher une fois là-haut. Mais ici, il n’y a guère de quoi pareillement s’épancher. »

Laissant le sculpteur se remettre à l’ouvrage, Ernaut se retourna vers le chantier. Dans la cour, un lourd attelage de bois de charpente était tiré par une file de chameau. Il fixa le portefaix, avec son bras cassé.

« Les accidents sont nombreux, je vois que tu as connu quelque souci ?

— L’endroit est un peu agité depuis une dizaine de jours. Il a fallu démonter les anciennes charpentes pour préparer la nouvelle travée. Moi, une de mes courroies a lâché alors que je montais. Le poids de ma hotte m’a fait basculer, tout à tas. Je m’en sors bien, finalement. »

Il haussa les épaules, fataliste.

« Pareilles déconvenues sont fréquentes. Il n’est pas une semaine sans qu’une jambe ou un bras ne soit brisé. Les imprudents font aussi parfois de mortelles chutes. Ici il n’y a pas lieu de se plaindre. L’évêque veille à ce que nous puissions travailler en de bonnes conditions. Les cordages sont régulièrement vérifiés et entretenus, les étais assez nombreux et les échelles robustes et en quantité. J’ai connu bien pire comme endroits.

— Il y a tout de même eu mortel accident voilà peu, m’a-t-on confié. Un clerc en pleines oraisons…

— Ah, dame oui. Ça a été le drame de la dernière huitaine. On ne fait pas si grand cas lorsqu’un plateau qui lâche jette à bas un tâcheron !

— Tu as vu ce qui s’est passé ?

— Pas vraiment. J’étais affecté au cordier, qui avait grand ouvrage à refaire à neuf les liens pour la réinstallation. Et dans la nef, tout était sens dessus dessous : ils démontaient ce que vous voyez en train d’être installé de nouvel. Mais bon, ce n’est même pas le démontage qui a causé l’accident, c’est juste une passerelle de peintre qui a lâché. »

Il pointa les légers assemblages au fond du sanctuaire.

« Vu qu’on y porte moins de matériaux et que les passages y sont moindres, il y a parfois moins de soin à leurs liaisons. Souventes fois, on récupère des câbles impropres au treuillage pour nouer les madriers. Et ça reste en place un long temps. »

Soucieux de ne pas trop attirer l’attention sur l’accident, Ernaut tourna son regard vers le complexe de bâtiments qui prolongeait l’église au sud.

« Cette seconde chapelle ne sera pas refaite ?

— Pas que je sache, une partie des murs méridionaux de la basilique ont été intégrés à ces bâtiments. Il y a quelques pièces réservées aux chanoines, une sacristie, mais surtout ce sont les chapelles pour les Griffons. Je ne pense pas que le sire évêque ait désir de payer pour un culte forain. Puis il ajouta, en souriant : mais notre sire Baudoin peut avoir envie de plaire à sa reine, auquel cas cela pourrait se faire ! »

Ernaut accorda un rictus amusé, conscient que toute nouvelle manne qui pourrait solder des travailleurs serait la bienvenue. Mais il était peu probable que le roi ait jamais entendu parler de la chapelle grecque de Lydda. Quant à financer sa reconstruction, plus ambitieuse, il y avait fort peu de chance que cela n’arrive jamais, vu que Baudoin était réputé pour toujours manquer d’argent y compris pour ses campagnes militaires.

Prétextant un intérêt pour les œuvres figurées, Ernaut proposa d’aller voir de plus près les fresques en cours de réalisation. Ils contournèrent prudemment la partie centrale, se faufilant le long des bas-côtés. Juste avant de rejoindre les absides, des cabanons s’appuyaient au mur. Gerbaut lui expliqua que c’étaient les loges des décorateurs. Là, les peintres broyaient leurs couleurs, entassaient leurs pigments onéreux, tandis que les mosaïstes découpaient leurs tesselles ou y entreposaient leurs mortiers.

Des gamins, sûrement des apprentis, se consacraient aux tâches les plus rébarbatives de tamisage des poudres, de tri des abacules, sous la férule des plus âgés. Ceux-ci faisaient la navette entre ce lieu de préparation et les échafaudages où les maîtres appliquaient tout cela avec dextérité. Comprenant que les discussions ne se faisaient pas dans sa langue, Ernaut demanda quelle était l’origine de ces artistes. Gerbaut expliqua qu’il y avait là surtout des Byzantins pour la mosaïque et des Syriaques pour les fresques. Le chanoine Régnier échangeait beaucoup avec ces derniers, semblant leur accorder une assez grande liberté, contrairement aux usages.

« Il ne leur donnait pas indication des motifs ? s’étonna Ernaut.

— Si, de certes. Nul ne peut décorer le sanctuaire sans qu’il n’ait établi le programme. Mais les Syriaques étaient plus libres dans les formes. Je les ai vus maintes fois aller et venir dans sa loge, échanger avec lui de points ou d’autres. Généralement, les clercs se contentent de donner des ordres, ils n’attendent pas de propositions, ou guère. Même le célèbre mosaïste qui dirige le chantier se contente de suivre les tracés prévus, sans rien y modifier.

— Une raison à cela ? Nulle jalousie n’en ressort ?

— Aucune idée. Peut-être avait-il meilleure fiance dans les peintres syriaques, je ne sais. Pour le second point, je ne saurais dire. »

Ils stationnèrent sous les décors en cours de réalisation. Les artisans, concentrés sur leur tâche, ne s’intéressaient guère à ce qui se passait en bas. Ils assemblaient une frise géométrique de grecques qui délimitait une zone de texte. Le chatoiement des petits éléments disposés avec adresse attirait immanquablement l’œil. Puisant dans des paniers autour d’eux, les mosaïstes suivaient les motifs tracés au charbon sur le mur apprêté. Ernaut prit conscience du fait qu’il y avait là des matériaux extrêmement coûteux, des émaux et parfois même de l’or. De quoi éveiller la convoitise d’un des ouvriers. Rien que le prix des tesselles assemblées le court moment où ils demeurèrent à admirer la mise en place aurait largement couvert les émoluments de plusieurs manutentionnaires la semaine durant. Il risqua un œil vers Gerbaut, se demandant si ce dernier pensait à ce genre de choses. Le portefaix semblait pour l’instant plus intéressé par le tumulte dans les échafaudages.

Il ne paraissait guère possible à Ernaut d’en apprendre plus. Il remercia chaleureusement Gerbaut, et lui glissa quelques pièces comme convenu. Puis il suivit un petit groupe de pèlerins qui sortait de l’édifice par le cloître. Au moins ne risquait-on pas de recevoir un madrier sur la tête en passant par là, pensa-t-il. Il s’assura néanmoins que l’échafaudage sous lequel il s’engageait ne menaçait pas de s’écrouler. Un peu de superstition aurait peut-être sauvé la vie d’Herbelot, estima-t-il.

Lydda, cloître du palais, fin d’après-midi du mardi 16 décembre 1158

Le soleil s’était finalement décidé à déchirer les nuages alors qu’il basculait vers l’ouest, bordant de couleurs fauves les derniers reliefs cotonneux. Ernaut et Raoul avaient pris un rapide repas au réfectoire en compagnie de Gilbert. Le jeune clerc s’était montré un compagnon agréable et discret et avait apporté beaucoup d’aide à Raoul tout au long de la journée. Il n’avait malheureusement pas pu demeurer aussi longtemps qu’il l’aurait souhaité, ayant de nombreuses tâches à accomplir au service de l’évêque. Ils s’étaient néanmoins retrouvés pour le souper et avaient discuté de tout et de rien tout en avalant les lentilles agrémentées de rares morceaux de lard.

Ernaut en avait profité pour avoir confirmation de la tombe d’Herbelot, heureux de ne s’être pas trompé. Il s’efforçait de faire parler Gilbert sans trop en dévoiler sur la réelle mission qu’il accomplissait. De toute façon, le jeune clerc ne s’intéressait guère aux événements récents, plus enthousiasmé à la perspective de reprendre le travail d’Herbelot. Il se disait qu’il pourrait peut-être mettre en vers les idées esquissées pour en faire un long chant destiné aux souverains. Il comptait bien demander l’autorisation à l’archevêque Pierre de conserver les écrits du prêtre, voire, au pire, de les copier à son usage.

Après le repas, Raoul et Ernaut se rendirent dans le cloître. C’était le lieu le plus agréable pour passer la soirée, avec quelques éclairages et sans trop de chemin pour retourner dans leur chambre. Les rares pèlerins, quelques ecclésiastiques et une bonne partie des serviteurs étaient là pour la veillée, se rassemblant autour de prières, de récits et de discussions. Comme les clercs précédemment, Raoul avait proposé de jouer aux mérelles un petit moment. Ce serait en outre l’occasion d’évoquer tranquillement leurs avancées respectives. Il ne s’écoulerait guère de temps avant qu’on leur demande des comptes sur ce qu’ils avaient découvert.

Empli de chuchotements et d’échanges modérés, le lieu leur semblait étrangement calme après la frénésie qui avait agité le chantier pendant la journée. Raoul expliqua à Ernaut qu’il avait appris tout ce qu’il savait dans un endroit similaire, au sein du Templum Domini. Lorsque l’hiver était vraiment rude, ils se repliaient dans le chauffoir, apportant un peu de vie aux clercs grabataires qui patientaient là sans grand chose à faire.

Ils en étaient à une dizaine de parties lorsque la fatigue commença à se manifester. Ernaut était peu en train, déçu de n’avoir guère à se mettre sous la dent à propos de l’enquête. La combustion des corps de Waulsort et de son valet était la seule chose étrange, mais rien n’interdisait de penser que le maître se soit renversé sur lui un liquide inflammable, le serviteur ayant pris feu à son tour en tentant de porter secours. Il demeurait surprenant que cela se soit circonscrit aux deux hommes et n’ait rien embrasé sur la table toute proche, mais cela ne voulait pas forcément dire que c’était impossible.

Raoul s’éloignait après avoir rangé les jetons dans sa besace lorsqu’un des chanoines surgit tout à coup de l’obscurité aux côtés d’Ernaut. Ses yeux divergents lui donnaient une allure de fou, mais il était vêtu dignement, tonsuré proprement. Il avait en outre avancé une main qui n’avait jamais connu l’effort, espérant attraper en vain le poignet d’Ernaut. Ce dernier avait esquivé en un réflexe.

« Êtes-vous bien à la recherche de la vérité, jeune homme ?

— Le pardon ?

— Le sire évêque nous a conté que vous étiez ici pour apporter la lumière là où les ténèbres demeurent. Mais ne craignez-vous pas de découvrir trop effroyable vérité ? »

Ernaut se demanda si le vieil homme n’avait pas perdu l’esprit. Légèrement voûté, il branlait de la tête, pourléchant la salive abondante qui coulait de sa bouche édentée.

« Détiendriez-vous quelque savoir utile en ma quête, mon père ? »

D’autorité, l’homme s’assit face à Ernaut, prenant ses deux mains dans les siennes.

« Quelle que soit ta force, il se trouvera une Dalila, mon garçon. Ne surestime pas ton bras. Préserve ton âme des chemins faux et des promesses honteuses.

— Faites-vous allusion à ce qui se passe ici ?

— En partie, oui. Tu suis de bien dangereuses traces… Ne va pas éveiller ce qui te détruira. Régnier avait la faiblesse de sa grandeur. L’orgueil de l’intellect lui a fait croire qu’il portait l’armure des saints. Il s’est perdu en chemin et rien n’a pu le sauver du démon. »

Ernaut se demanda s’il avait affaire à un illuminé comme il s’en trouvait parfois. On en faisait généralement des moines, pour les mettre à l’écart et les surveiller, mais peut-être que celui-ci avait fini chanoine. Il continuait à ressasser entre ses lèvres, défiant le jeune homme de ses yeux fous.

« Régnier a voulu lever le voile sur des choses qui ne lui étaient pas permises. Il a réveillé la tentation païenne, la bête. Et il n’était pas saint Georges, il ne savait pas comment abattre l’hideuse. Le souffle des Enfers l’a consumé, pour punition de sa présomption.

— Il étudiait des choses interdites ?

— Des textes hérétiques, païens, rien ne l’effrayait ! Il pensait de certes que ses droites intentions et sa foi le prémuniraient. Fou qu’il était, il n’était pas de ces hommes qui peuvent plonger le regard dans les abymes sans y succomber.

— Vous en a-t-il parlé ? A-t-il consigné cela ?

— Il a tenté de nous pervertir, de couvrir nos murs et notre sanctuaire d’impies icônes ! Puisse Dieu lui pardonner pareilles offenses. »

Ernaut sentit qu’il tenait là enfin quelque chose de concret, malgré le babillage abscons du vieil homme. Il se pencha, ne souhaitant pas attirer l’attention à eux.

« Vous croyez qu’il aurait succombé à male influence ? Qu’il tramait noir dessein ?

— Dieu m’est témoin que je n’encroyais nulle mauvaiseté en sien cœur. C’est la faute de son mécréant séide. Il l’a abreuvé de billevesées jusqu’à écœurement. Lui, je l’espère, sera puni pour si néfastes agissements.

— De qui parlez-vous, son valet ?

— Il prétendait se faire appeler Thibault, mais ce m’est certeté qu’il n’était baptisé que du bout des lèvres. Il portait encore en sien cœur toute la noirceur de ses anciennes croyances et veillait à en propager les noirs secrets. »

Désemparé, le vieux chanoine soupira longuement, serrant plus fort encore les mains d’Ernaut.

« Prends bien garde à toi, mon garçon. Si Régnier n’a pas su soumettre le dragon et encore moins l’occire, il est de peu de chance que tu y parviennes. Je prierai pour que Dieu t’épargne cette tragique rencontre. »

Avec vigueur, il traça du pouce un signe de croix sur le front d’Ernaut puis le salua d’un sourire gauche. Ernaut tenta de le retenir d’une question, mais le vieil homme s’éloigna avec agitation, levant la main en une ultime bénédiction.

Perturbé par cette discussion, Ernaut rentra sans tarder dans la petite cellule. Il arriva au moment où Raoul s’apprêtait à se glisser sous la couverture.

« Je viens d’avoir bien étrange confession d’un des chanoines.

— Il m’avait tout l’air d’avoir la marmite fêlée, non ? J’ai préféré m’esquiver…

— Fort possible, mais il m’a malgré tout donné de quoi pourpenser… Il semble persuadé que le chanoine versait dans la superstition, l’hérésie ou la magie, je ne saurais dire.

— Que voilà bien marotte de clerc ! Je suis bien content d’officier à la Cour des Bourgeois et nullement en tribunal ecclésiastique. Seul un érudit comme mon frère peut y comprendre quelque chose. »

Ernaut reconnut que c’était là une évidence : il n’était pas apte à appréhender une éventuelle déviance de la part du clerc défunt. Herbelot l’aurait été, sans nul doute. Il s’agissait peut-être d’un groupe d’hérétiques qui professaient des pratiques interdites et qui auraient pris peur avec les investigations d’un homme tel que le secrétaire de l’archevêque. Le chanoine et son valet auraient pu succomber lors d’une cérémonie secrète, leurs corps abandonnés suite à l’échec, voire pire, au succès de celle-ci.

Il repensa au domestique et au fait que c’était lui qui aurait perverti son maître. Il faudrait, le lendemain, se renseigner sur ce dernier. Il avait peut-être de la famille, des amis, sur lesquels il serait bon d’en apprendre plus. Il y avait de fortes chances pour qu’ils partagent ses croyances, ou en aient une connaissance au moins superficielle. Le vicomte saurait l’orienter en ce sens. Depuis qu’il était arrivé en Terre sainte, il avait été surpris de voir le nombre de pratiques religieuses différentes qui se côtoyaient. Il n’avait jamais envisagé que certaines soient contaminées par cette proximité même.

Sommaire : Le souffle du dragon

Suite : Chapitre 3

1)
Le terme peut désigner une famille, une maisonnée, une maison (le bâtiment), avec toutes les polysémies de ces termes.
2)
Voir le second tome, Les Pâques de sang.
3)
Imād al-Dīn Zengī, atabeg de Mossoul et Damas (1087-1146).
4)
Apocalypse 12:3
5)
Voir le premier tome, La nef des loups.
6)
Purée ou hachis de légume.
7)
Sorte de robe à manches longues, vêtement de base des populations moyen-orientales d’alors.
8)
Large robe aux manches amples.
9)
Petite pièce de monnaie, de faible valeur.