Basileia romaion

Jérusalem, quartier de la Juiverie, matin du jeudi 20 juin 1157

Tohu-bohu dans la rue. Vacarme de la foire proche. Trop proche. La nuit avait été courte pour Hypatios. Il ouvrit les paupières avec peine. Vite refermés, lumière excessive. Il lui semblait qu’un démon cherchait à lui enfoncer les yeux dans le crâne, tout en le pressant dans son énorme poigne. À chaque mouvement, le sang pulsait dans tout son chef. Il résonnait dans ses cavités oculaires, ses tempes, son front. Il avait toujours eu du mal à se restreindre lorsque le vin était bon, mais il sentait que l’âge lui rendait les lendemains de plus en plus difficiles.

La veille, il avait entrepris d’abreuver un groupe de pèlerins qui revenait de Galilée pour obtenir les informations qui l’intéressaient. L’armée de Jérusalem avait été défaite dans cette région et la plus grande confusion régnait quant au sort du roi lui-même, le jeune Baudoin. Il était de son devoir d’en apprendre le plus possible afin de nourrir son rapport.

Avec précaution, il s’assit péniblement sur le bord de son lit, le regard perdu dans le vague. Dehors, la ville était déjà en effervescence. La nouvelle avait dû se répandre comme un feu de broussailles.

Il appela Felix, son valet, d’une voix hésitante. Ce dernier arriva aussitôt, portant en silence les effets de son maître. Originaire du Soudan, le vieil homme avait réchappé des règlements de compte entre factions fâtimides grâce à l’intervention d’Hypatios. Celui-ci avait profité du chaos ambiant pour revendiquer le guerrier comme étant Felix, son esclave personnel. Dénommé ainsi depuis lors, le soldat s’était par la suite toujours comporté comme tel, ombre mutique au port de tête solennel. Par ce geste généreux et spontané, Hypatios s’était adjoint un ancien combattant d’élite de l’armée musulmane.

Avec peine, il enfila son makhlamion1) de soie bleue brocardée, ajusta lentement ses chaussettes de coton puis laça ses souliers bas, ouverts sur le coup de pied. Tandis qu’il fixait son turban par-dessus son bonnet de feutre, Felix lui apporta de quoi se restaurer : des beignets, du raisin, des dattes fourrées, des pistaches, le tout arrosé d’une boisson au miel. Il se sentait un peu nauséeux, mais savait qu’avaler une légère collation aidait parfois. En outre, il avait tout son temps ce matin : il s’attendait juste à recevoir un confrère qui lui avait promis quelques courriers quand ils s’étaient croisés plusieurs jours auparavant.

Hypatios faisait essentiellement du négoce de poivre et d’étoffes et avait surtout des participations dans des transports de marchandises entre la Tunisie, la Sicile, Alexandrie, Acre et Byzance. C’était grâce à ce réseau de partenariats commerciaux qu’il était très bien informé de ce qui se passait dans les territoires francs. Et ses lointaines origines syriennes lui permettaient de nouer d’excellents contacts avec les populations locales de Jérusalem, Antioche et Tripoli.

Ayant achevé son repas, l’esprit désormais plus clair, il commença à chiffrer un rapport à destination des autorités byzantines, tout en jetant de temps à autre un coup d’œil par les claustras qui surplombaient la rue, depuis son rawshan2). Aucune agitation n’était visible dans son quartier, peuplé essentiellement de chrétiens orthodoxes, coptes ou jacobites dont beaucoup se sentaient plus proches des indigènes musulmans que des Francs venus d’Europe qui les dirigeaient actuellement.

Il vit arriver Halfon al Fustani Abu Harith, son collègue et ami égyptien, entouré d’une bonne demi-douzaine de serviteurs et assis sur une mule magnifiquement parée. Juif de confession, c’était un petit personnage au visage émacié dissimulé derrière une belle barbe grise, dont l’apparence austère cachait un cœur d’or. Banquier et gros négociant avec les Indes, il comptait parmi les plus riches donateurs de sa communauté au Caire et à Fustat et rachetait régulièrement des prisonniers. Peu lui importaient leurs origines dès l’instant où ils appartenaient à un de ses cercles de relation; il s’efforçait de les libérer de leur geôle latine, turque, arabe, byzantine ou égyptienne. Quelles que soient les nouvelles officielles, le petit homme en aurait la primeur. Le statut des Juifs était toujours précaire sous l’administration franque, et les plus éminents d’entre eux se tenaient en permanence informés des remous qui agitaient le pouvoir latin.

Jérusalem, quartier de la Juiverie, après-midi du mercredi 26 février 1158

Son déjeuner à peine avalé, Hypatios avait revêtu son epilorikion3) de la plus belle facture. Comme toujours accompagné de Felix, il se rendait à la maison de Rafold de Trêves. Ce dernier était très bien implanté à Ascalon et entretenait des relations régulières avec des membres de la famille d’Ibelin. Felix et lui étaient en affaires depuis pas mal d’années et avaient plaisir à se fréquenter. Ils ne manquaient pas de s’informer l’un l’autre de toutes les nouvelles qui pouvaient contrarier ou faciliter leurs investissements respectifs.

Malgré un abord plutôt distant, Rafold était fidèle en amitié, sans jamais y concéder de démonstration bien claire. Il se rendait régulièrement par delà les mers, en Champagne, où il rencontrait des marchands hanséates4). Il en rapportait des récits merveilleux sur les coutumes des peuples francs, qui faisaient souvent sourire ou s’esclaffer le Byzantin. L’allemand avait une façon bien à lui de raconter les choses, marmonnant parfois et semblant indifférent à la drôlerie ironique de nombre de ses remarques. Il était capable d’accorder autant de sérieux à l’évocation d’une anecdote autour d’un âne et d’un chien qu’à des comptes-rendus d’opérations commerciales conjointes. Il narrait tout cela d’une voix monocorde et inarticulée, sans montrer d’amusement devant l’émoi que suscitaient ses propos.

C’était également pour le Byzantin la source principale sur ce qui se passait dans les terres allemandes. En échange, Hypatios le régalait des nouvelles venues de Méditerranée orientale et des Indes. Hypatios avait reçu de façon générale la consigne de se renseigner sur les relations avec l’Égypte. Depuis peu s’y ajoutait aussi une curiosité pour les sentiments du jeune roi des Romains Frédéric5) à l’encontre du récent maître de la Sicile, le très belliqueux Guillaume qui s’en prenait violemment aux intérêts byzantins à l’ouest. Rafold aurait certainement des informations de première main, lisibles à travers les aléas du commerce dans les territoires occidentaux.

Comme toujours, Hypatios collecterait et rendrait compte sans préjuger de ce qui pourrait en être décidé. La diplomatie byzantine était tellement alambiquée que même ses exécutants n’en voyaient guère le plan d’ensemble. Le négociant avait parfois l’impression que ce n’était qu’une grosse bête aiguillonnée en tous sens par une légion de bouviers, et qui bringuebalait sans trop savoir vers où elle avançait.

Chemin faisant, assis sur sa mule menée par Felix, Hypatios remarqua immédiatement qu’au dehors de la partie nord-est, la ville était effervescente. Des hommes d’armes étaient plus fréquemment visibles qu’à l’accoutumée. Depuis le quartier syrien, où il résidait, il lui fallait traverser la rue de Josaphat, toujours emplie de pèlerins. Il devait après cela longer à main gauche le quartier du Temple ; la Porte des douleurs puis l’entrée principale, la Belle Porte si magnifiquement décorée, étaient encadrées par des sergents à l’allure sévère, revêtus de leur armure. Ils dévisageaient tous les badauds d’un regard soupçonneux. Il tourna sur sa droite en direction du passage qui enjambait la vallée des Fromagers, vers le centre de la ville.

Le roi était annoncé, de retour d’une campagne victorieuse dans le nord, avec la prise d’Harim. Malgré l’échec à Césarée sur l’Oronte6), tout le monde semblait satisfait et les soldats déjà de retour dépensaient leur butin avec prodigalité. C’était toujours l’occasion d’une certaine fébrilité, le vin et l’inactivité après des semaines, voire des mois de combats rendaient les hommes plastronneurs et querelleurs. Il n’était alors jamais loin le temps des massacres des communautés locales, dont les autochtones comme Hypatios avaient entendu parler toute leur enfance.

La rue du Temple qui menait à l’entrée du quartier allemand était elle-même plus remuante qu’à l’ordinaire, les gens discutaient plus qu’ils ne faisaient affaires. Avec de grands gestes et force exclamations, on commentait abondamment la querelle entre barons qui avaient entraîné l’abandon du siège de la cité sur l’Oronte. Hypatios aperçut quelques sergents du Temple, habillés de leur manteau noir, qui étaient apparemment en train de percevoir les loyers de magasins qui leur appartenaient. Il sourit pour lui-même, voyant que le commerce continuait en toutes circonstances. Enfin il arriva dans la rue qui menait à l’Hôpital de Sainte-Marie-des-Allemands, ainsi qu’au quartier où résidait Rafold.

Légèrement en retrait de la voie principale, accessible par une étroite venelle qui serpentait sous les balcons ajourés, l’habitation de son ami était assez petite. Il avait acheté quelques pièces sous les toits, qui donnaient sur la cour intérieure d’une grande demeure. Au moins, ils étaient au calme pour discuter des événements. Après les salutations d’usage, une fois confortablement installés sur les coussins du suffah7), ils parlèrent un peu de tout et de rien, s’enquérant poliment de leurs familles respectives avant d’en venir au fait de leurs affaires. Au moment de faire son rapport sur des balles de tissus parties à Gênes, Rafold bifurqua pour évoquer une relation commune dont on racontait qu’il avait perdu ses souliers lors d’une épopée qui l’avait conduit dans une fosse de vidange dans les bas-fonds de Rome. Chaussures dont on disait qu’elles valaient plusieurs livres…

Jérusalem, quartier de la Juiverie, fin d’après-midi du mardi 14 octobre 1158

Rendez-vous avait été fixé en fin de journée à Eudoxius Eirenikos pour parler affaires, comme chaque fois que celui-ci passait dans la cité sainte. Hypatios avait également l’intention de transmettre toutes les informations glanées à Nicéphore, un des suivants du riche négociant d’orfèvrerie et de bronze. Manchot à l’allure et à la démarche de soldat, celui-ci accompagnait depuis quelques mois Eudoxius. Il s’était fait connaître à Hypatios lors d’une précédente entrevue, au hasard d’un couloir, et lui avait donné tous les mots de contact qui faisaient de lui un nouveau collecteur de ses rapports. Ils prenaient chaque fois l’apparence de lettres commerciales, recelant un message chiffré destiné aux yeux du renseignement, que Nicéphore mêlait à d’autres documents sans valeur. Tout cela se faisait à l’insu, semblait-il, d’Eudoxius, garantissant ainsi sa totale sincérité en cas d’accusation.

Le riche marchand était arrivé de Damas deux ou trois jours auparavant, hébergé dans un comptoir d’une de ses relations, et devait rentrer d’ici peu à Byzance avant que le froid et les intempéries ne rendent la chose impossible pour l’hiver. Avant toute chose, ils échangèrent quelques informations sur le commerce et firent le point sur certains accords et partenariats qu’ils avaient ensemble. Un lot de balles de feutre byzantin livré depuis plusieurs mois aux frères de l’Hôpital de Saint-Jean était venu à terme pour le règlement, ce que Halfon al Fustani Abu Harith avait appris à Hypatios une poignée de semaines plus tôt. Il avait délivré deux bourses de dinars scellées en paiement, mais la plupart des fonds avaient été immédiatement réinvestis par les associés.

Une fois ces choses triviales achevées, ils se firent apporter de quoi dîner. Bien qu’ils soient des exilés loin de leur patrie, il était possible de trouver quelques plats de leur pays : keftedes8) et pain levé, ainsi que des pastfelis9) en dessert, accompagnant quelques fruits, le tout arrosé de vin de Chypre. Après avoir écouté attentivement les nouvelles du royaume latin, Eudoxius fit part de ses sentiments à son hôte. Sans faire partie du réseau de renseignement, ses allées et venues le rendaient précieux pour comprendre ce qui se passait dans les territoires musulmans et il ne manquait pas d’avis et de savoir sur les intrigues de palais byzantines. Être au fait de ce qui se tramait dans les cercles de pouvoir semblait vital à Hypatios afin de ne pas commettre d’impair. Si le métier d’espion avait des avantages, il n’était pas sans risque, même dans son propre camp.

« Le basileus Manuel a décidé de montrer sa puissance à tous ces jeunes Celtes. On dit qu’il a levé tant d’hommes qu’ont ne voit la fin de la colonne depuis sa tête !

— Je le croyais fort incliné à leur concéder amitié et soutien. Penses-tu que nos affaires pourraient en souffrir ?

— Certes pas. Il veut juste leur rendre sensible la magnificence de Rome. Toute grande âme qu’il soit, il ne saurait tolérer les affronts du jeune prince d’Antioche. Et personne n’a oublié qu’ils s’ajoutent à la longue liste initiée par le parjure Bohémond. »

Hypatios acquiesça. Nul Byzantin n’avait pardonné la parole donnée puis trahie de restituer Antioche à l’empire, une fois délivrée du joug musulman, lors de la Première croisade. Eudoxius sourit rapidement, avant de continuer avec affabilité.

« Quoi qu’il en soit, le jeune Baudoin est maintenant de sa famille, du fait du mariage avec sa nièce Théodora. Désormais cousin cher à son cœur, il aura sûrement désir de l’instruire.

— Si fait. Il a d’ailleurs toujours eu grande amabilité avec les Celtes. »

Tout en continuant à discuter, les deux hommes picoraient dans les friandises sucrées qui servaient de désert. La nuit commençait à couvrir la ville, le bruit ambiant retombait tandis que les habitants se renfermaient chez eux.

Hypatios finit par prendre congé. Il ne résidait qu’à quelques pâtés de maison de là et rentra à pied, suivi de Felix, porteur d’une lampe. Il profita de la fin de cette belle soirée pour monter sur le toit de sa demeure admirer le paysage. Il aimait voir les derniers rayons de soleil éclairer les jardins qui longeaient la muraille au nord, tandis que les cours intérieures et les fenêtres barrées de claustras commençaient à scintiller de mille feux.

À l’ouest il observa un temps le massif ensemble de la Tour de David, se détachant derrière le Saint-Sépulcre et le quartier du Patriarche. On disait que de grands travaux y étaient prévus, afin de renforcer ce point de défense crucial de la cité. Il était curieux de savoir ce que l’avenir réservait à Jérusalem. Elle était loin de receler tous les attraits de Byzance, la mère de toutes les villes, et n’égalait même pas en taille la plupart des agglomérations côtières, plus animées. Il n’était pas particulièrement religieux et n’expliquait pas son attachement à des raisons de foi. Mais il ne quittait jamais sans regret cette cité parmi les arides collines de Judée.

Il était heureux que l’empire et le royaume tissent des relations de plus en plus fortes et fondait beaucoup d’espoir sur l’importante rencontre qui allait se dérouler dans le nord, entre Manuel et les seigneurs latins.Des tensions demeuraient, de nombreux barons francs voyaient avec dépit la tutelle byzantine se profiler, mais le jeune Baudoin semblait plutôt enthousiaste à l’idée de s’allier à pareille puissance. Il fallait juste qu’il comprenne qu’il ne saurait être question d’égalité quand on traitait avec un empire millénaire dirigé par le basileus porphyrogénète. ❧

Notes

Les relations entre le gigantesque Empire byzantin, dont on oublie souvent la prépondérance au Moyen-Orient médiéval, et ses voisins latins étaient loin d’être univoques. Sous le règne de Manuel Comnène, on peut parler d’une bienveillance mutuelle, mais cela ne se faisait pas sans arrière-pensée. Le pouvoir byzantin se posait en référence et considérait généralement les autres comme des satellites. Il avait clairement la puissance militaire, commerciale et culturelle pour déployer ses ambitions, mais s’étendait sur un tel territoire que cela ne se faisait jamais sans batailles ou manœuvres diplomatiques.

Pour arriver à ses fins, il lui était nécessaire de recueillir des informations sur ses adversaires, partenaires, vassaux. Cela se faisait au travers de correspondants, espions dont certains étaient parfois des locaux corrompus, auxquels il était versé des émoluments. Le tout était ensuite collecté et centralisé par l’administration supervisée par le logothète du drome, sorte de ministre des communications et responsable du « bureau des étrangers », en relation avec les ambassades. On sait que les messages étaient transmis de façon dissimulée ou codée, sans avoir des détails sur l’étendue des méthodes employées.

Basileia : du grec Βασιλεία , désigne un pouvoir, une autorité, un royaume. Βασιλεία Ρωμαίων, basileia romaion, désigne l’Empire byzantin.

Références

Dvorník François, Origins of Intelligence Services : The Ancient Near East, Persia, Greece, Rome, Byzantium, the Arab Muslim Empires, the Mongol Empire, China, Muscovy, Rutgers University Press, New York : 1974

Élisséef Nikita, Nūr ad-Dīn. Un grand prince musulman de Syrie au temps des Croisades (511-569 H./1118-1174), Tome II, Damas : Institut Français de Damas, 1967.

1)
Vêtement byzantin à ouverture frontale boutonné devant, mais pas ouvert jusqu’en bas.
2)
Balcon en encorbellement qui surplombe la porte.
3)
Vêtement byzantin à manches ouvertes au niveau des épaules.
4)
Association de marchands de la mer du Nord et de la mer Baltique.
5)
Frédéric Ier de Hohenstaufen, dit Frédéric Barberousse (1122 – 10 juin 1190), empereur romain germanique, roi des Romains, roi d’Italie, duc de Souabe et duc d’Alsace, comte palatin de Bourgogne.
6)
Shayzar, sur l’Oronte, Syrie.
7)
Large siège rembourré, parfois à dos et baldaquin, qui a donné le mot sofa.
8)
Plat byzantin à base de boulettes de viande.
9)
Sucrerie à base de miel et de graines de sésame.